« L’Abbé Pierre – Une vie de combats » en salle le 8 novembre

Nous saisissons l’occasion de la sortie en salle du film biographique sur l’Abbé Pierre pour revenir sur notre rencontre avec lui en mai 1995 à Esteville, en Normandie, dans le cadre d’un dossier autour d’Emmaüs international et l’Amérique latine. Dans notre revue de mai 1994, n° 111, nous publions un dossier entier sur l’abbé et ses combats.

Photo : Estelle

Un jour de février 1995, nous apprenions par des amis que la veille, l’abbé Pierre s’était envolé vers l’Uruguay. Énième voyage vers les pays du Sud. Il avait accepté l’invitation des compagnons latino-américains de venir passer une semaine dans un atelier de travail de chiffonniers de différents pays du Sud. Il avait 82 ans et était en principe, depuis quelques années, à la retraite dans une maison des compagnons à Esteville, au cœur de la Normandie. On connaît mal le personnage. Il accepta volontiers l’invitation. Et malgré le fait qu’il ait laissé ses médicaments avec les bagages dans la soute et qu’il n’ait pu dormir que quelques minutes durant les vingt heures de vol, sa promenade latino-américaine a été exceptionnelle.

Étonnant personnage que l’abbé Pierre. Unanimement apprécié et aimé par les Français. Mais aussi mondialement depuis son cri de janvier 1954, au nom de tous ceux qui n’ont plus d’autre droit que celui de crever dans la rue. Par son engagement en faveur des plus pauvres et des plus démunis il est devenu une figure mondiale. Presque mythique. Mais le charisme d’un seul homme ne suffit pas pour vaincre la misère immense du monde qui s’accroît. La marginalité envahit même les sociétés et les pays les plus riches. L’appel de l’abbé Pierre est comme l’écho de ces milliers d’autres hommes, qui, armés de leur seule bonne volonté, propagent sa pensée simple : « Les remettre debout en leur permettant d’offrir et de partager fièrement le pain qu’ils ont gagné. » De notre côté, notre intérêt pour l’abbé Pierre était tout autre. Il s’agissait de dévoiler et de mettre en évidence une partie de l’œuvre de l’abbé moins connue et pourtant si riche et si intéressante : Emmaüs international et son travail en Amérique latine. Nous savions bien que les chiffonniers existaient en Argentine et au Chili, mais nous connaissions mal leur organisation, leur implantation et surtout l’intérêt que portait l’abbé Pierre à cette région du monde.

L’idée était simple : faire découvrir les compagnons d’Emmaüs dans leur travaux internationaux à travers une conversation avec l’abbé, développer un dossier et inciter une fois de plus les francophones à s’intéresser à l’Amérique latine, région un peu oubliée ces temps-ci. Les premiers contacts n’ont pas été faciles. Les premières réponses nous décourageaient un peu et nous craignions fort que l’entretien exclusif que nous sollicitions de l’abbé Pierre n’aboutisse pas. De fondation en secrétariat, de bureau en attachés de presse, et après des dizaines d’appels téléphoniques, nous arrivions par ligne interposées, timidement, au siège d’Emmaüs international à Alfortville. Trois tentatives pour contacter « l’attaché de presse » qui finalement n’existait pas, il y avait une équipe restreinte d’animateurs dont un vieux compagnon de l’abbé Pierre, un Chilien, Oscar Pregnan.

À notre grande surprise, nous nous retrouvions avec Oscar Pregnan, un des fondateurs, en 1958 au Chili, lorsqu’il était étudiant en droit, d’un organisme – Las Urracas (les pies) – qui deviendra rapidement Emaus Chile. Il a répondu à notre appel. Il travaille depuis quelques années au sein d’Emmaüs international pour reconstituer les archives de l’abbé Pierre. Oscar Pregnan, après avoir évoqué des souvenirs communs, accepta de nous aider pour atteindre nos objectifs. Quelques jours plus tard, nous apprenions que l’abbé acceptait de nous recevoir le mardi 15 mars dans sa maison de retraite à Esteville.

À huit heures du matin nous partions, Françoise Barthélémy et moi, accompagnés par Oscar Pregnan et aussi deux autres animateurs du mouvement, Brigitte Mary et Laurent Demard, pour la Normandie où une maison calme, une halte, d’une grande simplicité dans son mobilier et la chaleur de ses locataires, nous accueillit. Au premier étage, dans une petite salle, quelques chaises entouraient une table, quelques dessins tout simples décoraient les murs.  Nous avons rencontré cet homme impressionnant, qui s’approchait de nous, demandait chaleureusement nos noms et nous précisant d’emblée que sur l’Amérique latine, il savait peu de choses et que sûrement, il allait nous parler des généralités… Il était en pleine forme, enveloppé dans sa classique soutane noire de franciscain et dans une épaisse veste en laine… Normalement il devait nous accorder une heure. Et bien nous sommes restés deux heures et demie et son entourage finira par s’inquiéter. À cette rencontre participaient silencieux nos trois amis d’Emmaüs international, qui avec discrétion.et modestie nous ont accompagnés. 

La matinée ensoleillée de ce mardi 15 mars à Esteville a été un moment passionnant, riche, fort pour la vigueur d’un personnage resté fidèle à ses convictions et dont les coups de rage et la véhémence des appels pour un monde de justice et de dignité pour les plus pauvres et les plus démunis sont devenus un véritable symbole dans la société égoïste et individualiste d’aujourd’hui. Une société du « chacun-pour-soi ». De retour d’Esteville, durant les deux heures qui nous séparaient de Paris, notre conversation s’enrichit encore lors du dialogue avec Oscar, Laurent et Brigitte. Ils restaient soucieux que leur travail au sein d’Emmaüs international continue son parcours et que le message de l’abbé Pierre devienne partout synonyme d’engagement dans une action en faveur des déshérités et que l’étincelle d’Emmaüs international embrasse encore et encore des forêts en faveur de plus déshérités de la planète.

Nous gardons encore en mémoire les paroles qu’il a prononcées avec force et conviction à Genève en juin 1955, devant une salle bondée où l’abbé ne reprit pas l’appel de l’hiver 1954, mais développa une réflexion profonde sur l’universalité de sa démarche pour s’attaquer à la misère qui accable les trois quarts de l’humanité : « Un milliard et demi d’êtres humains n’ont pas le minimum pour pouvoir vivre dans la dignité ; de leur sort dépend l’avenir de notre espèce. Leur misère nous juge. La misère juge l’homme et la seule guerre qui vaille, la seule guerre juste, c’est la guerre à la misère ».

Januario ESPINOSA
Espaces Latinos n° 111 – Mai 1992