« Portrait huaco », le premier roman de l’écrivaine péruvienne Gabriela Wiener

La journaliste et écrivaine péruvienne Gabriela Wiener réalise avec Portrait Huaco ses premiers pas dans l’univers de la fiction. Une œuvre qui reconstruit et déconstruit l’histoire de ses ancêtres pour mieux questionner les fondements des identités latino-américaines et les valeurs de nos cultures occidentales. Elle sera en France en novembre prochain dans le cadre de notre festival Belles Latinas.

Photo : Editions Métailié

Gabriela Wiener est née en 1975, à Lima, au Pérou. Après avoir étudié la littérature à l’Université Catholique de Lima, elle s’installe en 2003 en Espagne, à Barcelone puis à Madrid, où elle réside actuellement. Journaliste, elle a travaillé pour le journal péruvien El Comercio, a été rédactrice en chef de la revue espagnole Primera Línea et de l’édition espagnole de Marie Claire, a écrit des chroniques pour des médias tels que El PaísIl Corriere della SeraClarín ou le New York Times. Elle est désormais, entre autres, chroniqueuse pour le journal péruvien La República et correspondante pour la revue Etiqueta Negra. En tant qu’écrivaine, elle a publié de nombreuses chroniques dans des recueils nationaux et internationaux (Mejor que ficción : crónicas ejemplares, 2012 ; Antología de la crónica latinoamericana actual, 2012), plusieurs recueils de poésie (Cosas que deja la gente cuando se va, 2007 ; Ejercicios para el endurecimiento del espíritu, 2014) et divers ouvrages de non-fiction (Sexografías, 2008 ; Nueve Lunas, 2009 ; Llamada perdida, 2014). Publié en 2021 en Espagne et en 2023 en France, Portrait huaco est son premier roman. 

Est-ce que tout commence à Paris, pour Gabriela Wiener, quand, alors qu’elle visite le musée du Quai Branly, elle se retrouve face à face avec une statuette pré-hispanique péruvienne ramenée ou dérobée par son arrière-arrière-grand-père, Charles Wiener, et dans laquelle elle perçoit son propre reflet brisé par les siècles ? Est-ce que tout s’enclenche avec la mort de son père et son retour forcé au Pérou ? De son visage aux traits indiens et de son nom de famille d’origine européenne, ces fantômes de son ascendance, émanent la blessure d’un métissage considérée comme la marque d’une mémoire conflictuelle. Du deuil de son père naît la nécessité fondamentale d’explorer les mystères familiaux, de soulever les doutes et les secrets de l’histoire. L’un dans l’autre, la mort du père est l’occasion pour la protagoniste de ce roman-chronique autobiographique de rentrer au Pérou et d’entreprendre la reconstruction du passé familial autour du fondateur présumé de la lignée, Charles Wiener (1851-1913), un explorateur prétendument archéologue d’origine juive et autrichienne, célèbre pour avoir raté de peu la découverte des ruines du Machu Picchu et spolié près de 4000 objets précolombiens, avant de présenter ses supposées « découvertes » lors de l’Exposition universelle de Paris de 1878.

Cette statuette à laquelle est confrontée Gabriela est un « portrait huaco », c’est-à-dire une pièce de céramique préhispanique qui représentait les visages indigènes avec une précision telle qu’on disait qu’elle capturait leur âme. Portrait huaco suit ce même registre à travers les pages et les fractures du temps. Pour Gabriela, le voyage au Pérou est surtout un déchirement, car, pour elle, traverser le deuil signifie chercher à redécouvrir son père, reconstruire et réinterpréter une généalogie familiale incertaine et quelquefois douteuse, où les femmes sont presque toujours invisibilisées au profit du célèbre patriarche. Dans cette quête des relations perdues, le voyage est aussi intérieur et Gabriela Wiener doit réouvrir certaines plaies mal cicatrisées de son propre passé : la double vie et les amours parallèles de son père, les relations filiales nécessairement partagées, ses jalousies et ses frustrations d’épouse et d’amante, la bâtardise de ses origines finalement peu glorieuses, se considérant descendante d’un pilleur de tombe. Cette introspection permet à la narratrice du roman de traiter et d’approfondir non seulement son conflit identitaire, mais aussi les sujets complexes du polyamour, de l’infidélité, du désir et du plaisir, dans une transgression sans préjugés de tous les modèles romantiques de l’amour de nos sociétés occidentales dites « civilisées ».

Portrait huaco devient une réflexion sur l’histoire et les impositions culturelles auxquelles nous sommes inconsciemment confrontées, un discours anticolonial sur le colonialisme et ses valeurs que nous perpétuons encore. L’examen est absolu entre les spoliations des temps anciens, faits marquants des invasions européennes dans tout le continent américain, et ses conséquences sur les comportements actuels encore soumis à une morale « blanche » et « catholique ». Son ancêtre, Charles Wiener, s’appropriait des fragments de l’histoire du Pérou et les transformait en propriété privée ou en pièces de musée ; Gabriela Wiener, la narratrice, lie sa vie privée, par fragments, à l’histoire du Pérou et de l’Amérique. Cette inversion du destin familial, depuis sa position de femme et de migrante confrontée quotidiennement à la discrimination et au racisme, est alors la meilleure dénonciation de toutes les formes de violence du passé et du présent. Porté par une perplexité cohérente et une conscience anticoloniale salvatrice, Portrait huaco est finalement la véritable histoire de Charles Wiener, des Péruviens et des Latino-américains, d’un continent dépouillé qui continue pourtant, paradoxalement, d’admirer et de légitimer ses détracteurs et ses pillards.

Portrait huaco est une colère cristallisée dans une écriture simple mais tranchante, libre et crue, souvent frontale. C’est aussi un collage de genres divers qui complexifie toute classification littéraire traditionnelle : la chronique, le récit autobiographique et la poésie sont autant de champs qui viennent densifier la fiction. Gabriela Wiener écrit un roman intime, une exploration touchante, qui met à jour les paradoxes et les contradictions historiques et culturelles de l’identité complexe d’une Amérique en construction et toujours en quête de ses racines et de ses propres représentations. Avec ce premier roman, elle s’érige contre la mémoire qui fuit et refuse les conflits du métissage, contre le silence et l’aliénation pour seul héritage, contre les impostures de l’histoire et du présent. Intrépide, sa voix est aujourd’hui considérée comme l’une des plus fortes et des plus intéressantes de la littérature latino-américaine. Portrait huaco est disponible depuis le 18 août 2023 aux éditions Métailié.

Cédric JUGÉ

Portrait huaco de Gabriela Wiener, traduit de l’espagnol (Pérou) par Laura Alcoba, Éditions Métailié, 159 p., 2023. / En espagnol : Gabriela Wiener, Huaco retrato, Penguin Random House, Barcelona, 2021.