Les Rencontres d’Arles 2023 se tiendront du 3 juillet au 24 septembre. À travers plus de quarante expositions installées dans divers lieux patrimoniaux exceptionnels de la ville, les Rencontres d’Arles contribuent chaque été depuis 1970 à transmettre le patrimoine photographique mondial et se font le creuset de la création contemporaine. L’Amérique latine a toujours été présente et cette année, nous soulignons quelques perles qui nous ont vraiment touchés.
Photo : Arles service de presse
Casa Susana (Chili)
En 2004, deux antiquaires découvrent trois cent quarante photographie des années 1950 et 1960, sur un marché aux puces de New York. La singularité de ces images tient au fait que les hommes qui y figurent sont travestis en femme et que leur identité féminine est celle de la femme au foyer « respectable », de la fille d’à côté ou de la dame patronnesse. Finis les plumes et le maquillage exagéré du cabaret : ici, juste de parfaites maîtresses de maison dans l’intimité de leur intérieur. Derrière ces photographies se cache, en réalité, un vaste réseau clandestin d’hommes travestis. Ils sont mariés, bons pères de famille de la classe moyenne blanche américaine. Ils sont ingénieurs, pilotes de ligne ou fonctionnaires dans les agences fédérales. Ils incarnent le rêve américain. Et son cauchemar. Parce que l’Amérique de ces années-là, c’est aussi celle des ségrégations, raciales, sexuelles ou politiques. C’est l’Amérique de la Guerre Froide qui censure, réprime, exclut et traque toutes les désobéissances aux injonctions normatives, des travesti·e·s aux homosexuel·le·s.
Susanna, Virginia, Doris, Fiona, Gail, Felicity, Gloria et leurs amies se sont construit une identité collective singulière et unique. Malgré les risques, elles se sont écrit, rencontrées, structurées en organisation, ont brisé leur isolement grâce à un journal clandestin, Transvestia. Leur Éden, c’est la propriété de Susanna et de sa femme Marie, cachée dans un écrin de verdure des montagnes Catskill, à quelques heures de route de New York. Là-bas, elles peuvent vivre en femme, en toute liberté. La photographie est essentielle à leur pratique du travestisme. Elle circule abondamment au sein de leur communauté, dans une sorte de rituel quasi sacré.
Malgré leur identité féminine désuète, elles ont transgressé les prescriptions de genre de leur époque. Rebelles et tenaces, elles refusent de se soumettre au culte d’une virilité archaïque. En dépit de sa connotation péjorative actuelle, nous avons choisi d’utiliser le terme de « travesti », par souci de cohérence historique. En français, nous n’avons pas d’autres mots pour traduire « transvestite » ou « crossdresser », manière dont elles définissaient leur pratique. La plupart des membres du réseau de la Casa Susanna et de l’association formée par Virginia Prince ont toujours distingué leur travestisme d’une transidentité. (Isabelle Bonnet et Sophie Hackett).
Olenka Carrasco (Venezuela)
On ne meurt pas de la même façon partout dans le monde. Imaginons la procédure administrative de la mort dans un pays dans lequel il y a tellement de morts que les cimetières ne sont pas terminés à temps. Ce pays, c’est le Venezuela. Le 9 juin 2020, j’ai reçu un appel vidéo. Mon père mourrait au Venezuela, après des années à chercher des médicaments pour traiter son asthme chronique. La dernière fois que je l’ai vu, c’était aussi mon dernier voyage au pays, en 2015. Comment vivre sa mort en étant exilée, à des milliers de kilomètres, dans une maison d’enfance qui n’est pas la mienne ? Je raconte cette expérience violente et douloureuse : construire un deuil loin de ma famille et de mon pays natal. D’un côté, je me sers des milliers d’archives, qui m’ont été envoyées via WhatsApp par mon frère, mais ma maison au Venezuela n’est plus la même dans mes souvenirs alors je la transforme grâce à un corrosif qui la détruira. De l’autre, mes clichés de la maison « prêtée » en France seront altérés à travers l’écriture compulsive de ma machine à écrire. Ma mémoire est fragile, mes liens avec mon pays sont volatils. C’est à travers la simple histoire de la perte d’un être aimé, mon pater, que l’effondrement du Venezuela, ma patria, se révèle à moi.
Début 2022, mon lien avec le Venezuela explose ; tous les membres de ma famille quittent le pays en tant que réfugiés dans différents coins du monde. Aucun des lieux de mon enfance ne continue d’exister et de m’appartenir et la perspective du retour semble à jamais repoussée. De mon pays, reste ma mémoire fragmentée, 3 kilos d’archives photographiques abîmées et mon héritage : 300 grammes de la terre de ma maison d’enfance. Cette terre se trouve dans une boîte en carton qui a voyagé à travers l’océan dans l’unique valise de 22 kilos que ma mère pouvait porter avec elle et dans laquelle toute une vie vénézuélienne a été emballée. Un pot réutilisé de « Vicks VapoRub » contient la plus humble de mes richesses : mon Petit Pays.
Isadora Romero (Équateur)
Lorsque Isadora Romero découvre que ses ancêtres étaient des gardiens de semences, elle se demande si le besoin de raconter des histoires sur l’agrobiodiversité est inscrit dans ses gènes. Ces vingt dernières années, 75 % des variétés végétales du monde ont disparu. La recherche de l’artiste pose la question suivante : comment la perte de la mémoire ancestrale et des savoirs autochtones – conséquence de la colonisation, des déplacements forcés et du racisme – entraîne-t-elle la disparition des semences à un rythme effréné ?
À travers différents paysages d’Amérique latine, Romero aborde cette crise dans une perspective à la fois large et précise. Au Paraguay, elle observe la construction de collectivités par les femmes pour lutter contre l’agro-industrie, qui limite les produits disponibles pour la consommation locale, et la répartition inéquitable des terres qui bénéficie à ces entreprises. Au Mexique, elle s’intéresse au rôle culturel de l’alimentation et à l’incidence des relations humaines avec les plantes domestiques sur leur préservation. En Équateur, elle tente de comprendre une double approche du travail de conservation, autochtone et scientifique, en reconnaissant l’investissement des deux communautés qui partagent des objectifs similaires, mais aussi le manque de communication entre elles. L’histoire de sa propre famille en Colombie, qui a contribué à la préservation des semences de pommes de terre, devient le catalyseur et le point d’orgue de l’éthos du projet.
Les chapitres sélectionnés pour cette exposition offrent une perspective nouvelle sur les enjeux environnementaux, à travers le prisme des possibles, et non des conséquences catastrophiques. Chacun d’eux met en lumière une forme de résistance, qu’il s’agisse des femmes organisées contre la monoculture ou des personnes s’appuyant sur les systèmes de connaissance ancestraux dont elles ont hérité. En étudiant le passé, ainsi que celles et ceux qui entretiennent un rapport à la terre, Fumée, Racine, Semence recalibre notre approche d’un dialogue autour de la conservation. Tanvi Mishra
Suites sur le catalogue Arles 2023