Le pays est en crise : les manifestations et les grèves se multiplient

Plusieurs partis politiques et une confédération syndicale ont appelé à une grève ce jeudi 19 janvier au Pérou. Des flots de manifestants s’acheminent vers Lima et parcourent plus de mille kilomètres en bus sur les routes sinueuses des Andes pour exiger la démission de la présidente (?) Dina Boluarte, la dissolution du Parlement et des élections anticipées. Les communautés indigènes sont très présentes dans cette manifestation : les Chancas qui viennent d’Humay (à 200 km au sud de Lima, au pied des Andes), les habitants de Cuzco (à environ 15 heures de route), les Aymaras de la région de Puno comme Jimmy Mamani, un chef indigène qui a dit à l’AFP le 17 janvier qu’ils allaient à la capitale « pour faire entendre notre voix de protestation ».

Photo : El Comercio

En ce début 2023, le Pérou est au bord du chaos politique après un crescendo d’instabilité politique qui a commencé en 2018, avec six présidents en cinq ans : Pedro Pablo Kuczynski, Martín Vizcara, Manuel Merino, Francisco Sagasti, Pedro Castillo Terrones et Dina Boluarte Zegarra. Le pays est également secoué par la violence des affrontements entre les manifestants et la police, avec au moins quarante-deux morts depuis le 7 décembre, dont un tiers la semaine du 10 janvier, la plupart par arme à feu. En un peu plus d’un mois le Pérou a vu l’éviction du chef de l’exécutif, Pedro Castillo Terrones, par le Congrès et la nomination de sa vice-présidente, Dina Boluarte, comme le prévoit la Constitution du Pérou.

Le président destitué a des origines sociales et ethniques différentes de l’élite politique péruvienne. Né en 1969 dans le village de Puña, dans la région montagneuse de Cajamarca au nord-ouest du pays, Pedro Castillo Terrones est un professeur d’école rurale et un syndicaliste engagé dans la défense des droits des Indiens. Son indianité joue en sa faveur car les Péruviens de l’espace hors-liménien s’identifient à lui. En effet, le Pérou est un pays divisé entre une mégapole, Lima, qui concentre 10 des 33 millions d’habitants, et le reste du pays resté largement rural. À cette opposition s’ajoute un clivage ethnique, phénomène que l’on retrouve dans d’autres pays andins comme la Bolivie ou l’Équateur.

Pedro Castillo et sa vice-présidente Dina Boluarte ont remporté les élections générales de 2021 sous les couleurs du parti Perú Libre, fondé en 2019, issu du Partido Político Nacional Perú Libre (PPNPL) fondé en 2008. Leur programme était socialiste et marxiste et s’identifiait aux idées de José Carlos Mariátegui (1894-1930). Le 7 décembre 2022, après dix-sept mois d’instabilité gouvernementale et des remaniements ministériels incessants – 70 ministres ont été nommés –, une motion de censure, visant à sa destitution, est engagée par le Congrès. Castillo prend alors la décision de dissoudre le Parlement mais il est aussitôt arrêté et accusé de rébellion, c’est-à-dire de tentative de coup d’État. Il est incarcéré et placé en détention préventive pour dix-huit mois. Il publie des billets sur Twitter depuis sa prison. Sa vice-présidente, Dina Boluarte, devient présidente par intérim, et la première femme présidente du Pérou.

Cette crise est la conséquence d’un bras de fer entre le parlement et l’exécutif. La chambre est dominée par la droite populiste et notamment par le parti de Keiko Fujimori (Lima, 1975), la fille d’Alberto Fujimori, ancien président péruvien (1990-2000), et candidate malheureuse aux élections présidentielles de 2011 contre Ollanta Humala, de 2016 contre Pedro Pablo Kuczynski, et de 2021 contre Pedro Castillo. En 2016, le parti politique de Fujimori, Force populaire, obtient la majorité au Congrès. En mars 2018, Keiko Fujimori parvient à évincer Kuczynski du parti Péruviens pour le changement, ainsi que Martín Vizcarra, de la gauche radicale, en novembre 2020. La classe politique péruvienne est par ailleurs minée par une corruption systémique. Entre autres affaires liées à du blanchiment d’argent, la presse péruvienne a dénoncé la création d’universités privées à l’enseignement déficient, parmi lesquelles la Universidad Juan Pablo, propriété de la famille Fujimori.

Pour renverser Castillo, le parlement s’est appuyé sur un article de la Constitution du Pérou, approuvée en 1993, héritée du fujimorisme, qui stipule que la présidence de la république est déclarée vacante quand il y a « incapacité morale ou physique permanente, déclarée par le Congrès » à la majorité des deux tiers. Ce dispositif constitutionnel met le président sous la menace permanente d’une destitution. Omar Cairo, professeur de droit constitutionnel à la Pontificia Universidad Católica del Perú a déclaré à BBC Mundo (8 décembre 2022) que le « Pérou est le seul pays au monde qui a l’institution de la vacance par incapacité morale. Mais l’incapacité morale, qui figure dans les constitutions péruviennes depuis 1839, ne faisait allusion au XIX siècle qu’à l’incapacité mentale du président ». Il s’agirait donc d’un glissement sémantique vers une notion « morale » beaucoup plus floue, ce qui en fait un puissant instrument politique entre les mains du congrès.

À peine un mois a passé depuis que Dina Boluarte est devenue l’alliée de la droite. Aujourd’hui elle est pour les manifestants une « traîtresse » et une « assassine ». Des syndicats paysans et des organisations sociales paysannes et indigènes exigent la libération de Castillo. Une grève indéfinie est convoquée. Les gouvernements de gauche de la Colombie, de la Bolivie, de l’Argentine et du Mexique soutiennent Castillo.

Le 15 janvier, de nouvelles manifestations ont eu lieu à Lima, demandant la démission de la présidente, la dissolution immédiate du Parlement, la convocation d’une assemblée constituante pour ainsi envisager de nouvelles élections générales non pas en 2026, mais en 2024. Date acceptée par la présidente, mais les manifestants exigent maintenant que les élections aient lieu en avril 2023. Le 16 janvier, le gouvernement décrète l’état d’urgence nationale pour une durée de trente jours à Lima et dans trois autres régions tout aussi importantes : le port de Callao, près de Lima, les départements de Puno, au sud, et de Cuzco, fleuron du tourisme péruvien. L’état d’urgence implique des restrictions aux libertés de circulation et de réunion, et à l’inviolabilité des domiciles et des établissements d’enseignement. Cette décision n’a fait qu’aviver la détermination des manifestants qui viennent de tous les coins du pays.

Le pays est sur le point de s’embraser, l’aéroport est fermé pour la deuxième fois depuis le 7 décembre, la liaison en train entre Cuzco et le site inca de Machu Picchu a été suspendue, les routes sont bloquées en de nombreux points, du sud au nord du pays, et tout particulièrement dans la région d’Andahuaylas, l’un des foyers des manifestations de décembre, terre chargée d’histoire amérindienne qu’on retrouve dans les pages du roman Los ríos profundos de José María Arguedas (1958).

Cette crise politique s’explique en partie par une situation économique difficile. La croissance économique des années 2005 à 2019 a très peu profité au monde rural. Le Pérou est le pays d’Amérique du Sud qui a été le plus durement impacté par la crise sanitaire du Covid19, et la récupération est très lente.  L’éditorial « Au Pérou, stopper la spirale de la violence » du Monde du 14 janvier conclut ainsi : « Alors que les partis politiques ne sont que des conglomérats d’intérêts particuliers, que nombre d’entre eux sont contrôlés par des affairistes qui les placent à leur service exclusif, alors que la médiocrité, l’amateurisme et la corruption dominent les milieux politiques, le pays ne peut sortir de son marasme permanent sans de profonds changements de son mode de gouvernance. Affronter les immenses défis sociaux, économiques, agraires et environnementaux auxquels fait face le Pérou suppose, dans ce pays comme ailleurs, la représentation et la prise en compte de toutes les catégories de la société. »

De fait, la question indienne est cruciale dans cet embrasement, comme en témoigne un agriculteur de 75 ans, Germán Altamirano : « C’est une lutte de la nation Chanca. Une lutte des Quechuas, des Aymaras contre un Etat qui a 200 ans de République mais continue de nous marginaliser. C’est contre le racisme. » Les revendications sont aussi économiques, de la part des délaissés des plans de développement décrétées à Lima. Les manifestants s’opposent notamment aux grandes compagnies minières qui polluent l’environnement sans investir dans le développement local. Le chef de cabinet du gouvernement et de la Défense, Luis Alberto Otárola, en fonction depuis le 21 décembre 2022, affirme à la chaîne de télévision Latina que les troubles sont dus à « un petit groupe organisé, financé par le trafic de drogue et l’exploitation minière illégale ». Ce discours d’exclusion, maintenant le clivage entre la classe politique de Lima et les forces provinciales, ne présage rien de bon. Pour le moment, la réponse de Dina Boluarte, dans une déclaration du 17 janvier, consiste à faire appel à l’État de droit : « La réponse de notre pays et de ses institutions a été catégorique : l’État de droit ne peut être asservi aux caprices et aux délires de ceux qui méprisent la démocratie et ne font qu’attiser la scission, la confrontation et la haine entre les Péruviens. » Mais que fera-t-elle si le chaos est aggravé accrue par son appel aux forces de l’ordre ? Pourra-t-elle se maintenir au pouvoir ? Les fujimoristes sont-ils disposés à la soutenir coûte que coûte ?

Pour sortir de cette impasse et de cette polarisation croissante qui ouvre une brèche béante entre les populations de la capitale et celle des provinces, il faudrait engager des négociations, envisager une nouvelle constituante, comme cela s’est fait au Chili, et faire participer un large éventail d’acteurs politiques pour intégrer toutes les composantes de la société péruvienne. Un défi de taille.

Marlène MORET