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Photo : El Diario
L’incapacité du gouvernement d’Iván Duque, en fonction depuis août 2018, à faire face à la pandémie de Covid-19 a provoqué un nombre alarmant d’infections et de décès. Les statistiques officielles elles-mêmes le confirment : «Ce jeudi 6 août, selon le dernier rapport de l’Institut national de la santé et du ministère de la Santé, 11 996 nouveaux cas de coronavirus ont été signalés dans tout le pays et 315 personnes sont décédées. Cela porte le nombre total d’infections signalées aujourd’hui à 357 710, tandis que le nombre de cas nécessitant des soins est de 152 671 et le nombre de décès de 11 939.» Ces chiffres placent la Colombie, selon l’Organisation mondiale de la santé, au neuvième rang en termes d’infections et au douzième rang en termes de décès dans le monde. L’effondrement du système de santé, marchandisé depuis le milieu des années 1990 selon les canons néolibéraux, est devenu évident.
À Bogota, la capitale du pays, où vivent environ 8 millions de personnes, les capacités des hôpitaux et des cliniques sont débordées depuis plusieurs semaines. Le vice-président de la Fédération médicale colombienne, reconnaissant ce fait, a ajouté : «Le plus inquiétant est qu’il y a des patients ventilés et intubés dans les salles de réanimation qui attendent d’être dirigés vers une unité de soins intensifs.» La situation est similaire dans le reste des capitales des départements. Dans les régions marginalisées, où les niveaux de pauvreté sont élevés, la majorité de la population est d’origine africaine ou indigène continue d’être exclue d’une couverture sanitaire. Une autre source importante de contagion est les prisons, aggravée par la surpopulation, qui s’explique en grande partie par des dispositions pénales conformes à un régime de terreur d’État.
«L’argent avant la vie». Une politique économique en faveur des banquiers
Les chances que cette situation difficile change dans l’avenir immédiat sont minces. L’essentiel des ressources budgétaires destinées à la gestion de la crise sanitaire continue d’être acheminé par l’intermédiaire du crédit, et l’aide directe aux programmes de lutte contre la pandémie ne représente que 2,5 % du PIB, ce qui est bien inférieur à la moyenne de la région. La politique monétaire définie par la direction de la Banque centrale a donné la priorité à l’injection de liquidités dans le système financier en abaissant les taux d’intérêt, en réduisant les réserves légales obligatoires, en émettant des titres de la dette publique et des entreprises, ainsi qu’en effectuant des opérations de couverture de change.
Ils ont exclu l’utilisation de réserves monétaires pour des émissions publiques afin de garantir des ressources pour les centres de santé et les entités chargées de la distribution de nourriture, et ont demandé à la place un crédit de 11 milliards de dollars, qui a été approuvé il y a plusieurs années par le Fonds monétaire international (FMI) et fait partie de la «ligne de crédit contingente» [ligne de crédit négociée en vue d’une crise exogène] conçue par cet organisme pour amortir la fuite des capitaux en période de récession.
Le message implicite dans l’élaboration de cette politique s’adresse à la technocratie internationale qui détermine la « gouvernance monétaire mondiale », en lui montrant que même dans les moments difficiles de la pandémie, le pouvoir impose une orthodoxie monétaire qui offre des garanties aux intermédiaires financiers. Le message indique également l’obéissance, à un moment où les contraintes du FMI obligent les gouvernements de la périphérie à absorber une partie des excédents de liquidités causés par l’émission excessive par les banques centrales des pays du centre impulsée par leurs opérations de sauvetage interne. Dans le droit fil de cette contrainte impériale, le gouvernement colombien a défini une augmentation alarmante de la dette extérieure, la faisant passer de 50 % du PIB à 60 % à la fin de l’année en cours, la présentant comme une compensation nécessaire à la baisse des IDE (investissements directs étrangers) provoquée par le blocus économique international…
Actuellement, et malgré le fait que la courbe épidémiologique continue de s’élever, la pression des corporations patronales a réussi à mettre fin en grande partie au confinement, tandis que les hôpitaux et les centres de santé continuent d’être en sous-effectif, y compris le personnel de santé qui n’a pas reçu les équipements de protection individuelle et les tests de dépistage continuent d’être insuffisants…
Pendant ce temps, le gouvernement ne se contente pas de limiter les dépenses sociales, mais légifère également en faveur des groupes financiers. Utilisant la justification des difficultés imposées par la pandémie, il a officialisé l’« état d’exception économique » qui lui permet de prendre des décrets ayant force de loi, par lesquels il autorise l’embauche de main-d’œuvre sur une base horaire, les « opérations de sauvetage » pour les grandes entreprises et la privatisation des actifs de l’État. La fracture entre les décisions officielles et les besoins de la population accroît le discrédit du président et d’un système politique qui a besoin de la corruption pour se perpétuer, et dont la clientèle locale est allée jusqu’à s’approprier une partie des ressources programmées pour l’aide alimentaire au plus fort de la pandémie.
Un gouvernement accusé de l’assassinat systématique de dirigeants sociaux
Un élément central dans la gouvernance d’Iván Duque a été la militarisation de l’endiguement social. Il a placé à la tête des Forces armées ceux qui ont appliqué au milieu de la «guerre contre-insurrectionnelle» [entre autres contre les FARC] une politique basée sur la thèse de «l’ennemi intérieur» qui a accompagné l’affrontement avec la guérilla avec l’assassinat de dirigeants sociaux et le déplacement massif de populations.
L’armée du régime de Duque a continué à suivre les mêmes pratiques. Il y a eu plusieurs cas documentés de bombardements et d’attaques contre la population civile non armée. Cependant, la plus grande remise en question du comportement de l’armée durant cette période a été son rôle dans l’assassinat continu et systématique de leaders sociaux. Depuis la signature de l’accord de paix avec les Farc en novembre 2016 jusqu’au 15 juillet de cette année 2020, 971 leaders sociaux ont été assassinés et, sous le gouvernement actuel, 572. Le contrôle politique dans les territoires ruraux où l’État n’a pas été présent constitue la toile de fond de cette escalade criminelle. Ce contrôle politique s’effectue par des groupes qui ont été fragmentés et dispersés depuis la fin des négociations avec les paramilitaires sous la première administration d’Alvaro Uribe, président de 2002 à 2010, préservant de la sorte leurs liens avec le trafic de drogue dans ce qui a été qualifié de narco-para militarisme, avec des hommes d’affaires liés à l’exploitation minière illégale et à la captation de rentes, et avec des propriétaires de terres suite au déplacement de paysans, propriétaires alliés à des politiciens locaux. Les leaders sociaux qui remettent en cause cet état de fait ont été systématiquement assassinés en toute impunité…
L’arrestation d’Alvaro Uribe et la proposition d’un nouveau «pacte historique»
Au milieu du discrédit du gouvernement Duque, la Cour suprême de justice (CSJ) a rendu un arrêt contre Álvaro Uribe, le 4 août drenier. Ce décret fait référence à un débat au Congrès, en septembre 2014, lorsque le sénateur Iván Cepeda du Polo Democrático Alternativo, qui défend les victimes dans les organisations de défense des droits de l’homme depuis des décennies, lui a rappelé ses liens avec le para militarisme. Álvaro Uribe a réagi en dénonçant Iván Cepeda à la CSJ pour diffamation et pour avoir manipulé des témoins. En 2018, la Cour suprême a non seulement acquitté Iván Cepeda, mais a également ouvert une enquête contre Uribe, qui s’est terminée par la récente décision d’ouvrir une procédure judiciaire contre lui, y compris une assignation à résidence.
Paradoxalement, il s’agit d’une des procédures les moins graves dans lesquelles Uribe est impliqué. Des centaines d’accusations concernant ses relations avec le trafic de drogue et le para militarisme et ses actions criminelles dorment sur les étagères de la Commission des accusations du Congrès. La chambre de justice et de paix du tribunal de Medellín a ordonné au bureau du procureur général d’enquêter sur Uribe pour sa responsabilité dans le massacre d’El Aro, une municipalité d’Antioquia, où 15 personnes ont été tuées en octobre 1997 alors qu’il était gouverneur d’Antioquia. Santiago Uribe, frère de l’ancien président, est détenu et poursuivi pour avoir fait partie d’un groupe paramilitaire d’origine familiale appelé les « douze apôtres ». Le pouvoir que ce personnage – issu du « monde souterrain » des clans mafieux locaux et projeté au niveau national comme point de référence pour l’affrontement réussi contre les guérillas – a su concentrer a empêché son incrimination judiciaire. Mais aujourd’hui, le conflit armé interne [face aux guérillas] n’est plus une priorité de l’agenda politique. L’assignation à résidence d’Alvaro Uribe ne signifie pas la fermeture de l’option politique représentée par le Centre démocratique et ses alliés. Ils continuent à contrôler le gouvernement et d’importants segments du pouvoir local. Cependant, ils ne disposent pas du rapport de forces qui leur permettrait de changer la situation marquée par l’arrêt de la CSJ. Les proclamations des parlementaires de la CD, une fois connue la nouvelle de l’arrestation d’Uribe, demandant la convocation d’une Assemblée constituante fermée, dont le seul objectif aurait été de liquider les hautes cours de justice de manière à se venger de l’arrestation d’Uribe, sont tombées dans le vide. Aucun des partis politiques qui représentent le système, ni les corporations d’entreprises n’ont soutenu cette proposition.
D’un autre côté, Humberto de la Calle, un homme politique de tradition libérale qui a mené les négociations à La Havane au nom du gouvernement de Juan Manuel Santos [président d’août 2010 à août 2018, qui a succédé à Uribe], a lancé l’idée d’entamer une discussion sur la conception d’une plate-forme programmatique qui permettrait la formation d’une «coalition de centre-gauche pour l’élection présidentielle de 2022», avec l’engagement qu’une éventuelle victoire électorale ferait place à un gouvernement de coalition. «Non pas dans le vieux style de toujours: l’élu n’en fait qu’à sa tête et dirige le gouvernement comme il l’entend. Pour moi, je l’entends de la sorte: ceux qui composent la coalition gouverneront ensemble, c’est-à-dire de manière claire et sans tromperie. Et enfin, et seulement enfin, s’établiront les règles de sélection du candidat. Disons que c’est une proposition européenne et non américaine…» Les débordements sociaux qui peuvent survenir dans la période post-pandémique sont au cœur des préoccupations de cette proclamation unitaire. De la Calle lui-même ajoute: «Le chômage, la pauvreté et la corruption constitueront un contexte assez difficile qui nécessitera la défense des institutions contre toute tentative populiste…»
La polarisation entre les partisans et les opposants à la paix, qui a divisé le pays sur le plan électoral lors de l’appel au plébiscite d’approbation, qui a été rejeté de justesse, le 2 octobre 2016, refait surface. Mais maintenant avec d’autres caractéristiques. La CD doit agir dans un contexte difficile, avec le procès et l’arrestation d’Uribe, avec un gouvernement épuisé qui s’engage à mettre en œuvre des plans d’ajustement. Au contraire, le pacte politique alternatif offre un soulagement et recherche un consensus même avec les organisations sociales.
La gauche avec représentation parlementaire a accepté ce type d’alliance avec la justification d’isoler l’uribisme. Gustavo Petro, ancien maire de Bogota, sénateur, qui au nom d’une coalition de gauche a obtenu le deuxième vote lors des dernières élections présidentielles, l’a déjà fait. Dans son compte twitter personnel, il a écrit: «Mon cher @DeLaCalleHum, j’ai lu votre proposition et je vous suggère de lire la mienne sur un pacte historique. Les deux projets pointent vers la même chose. Je dois donc vous dire que j’accepte votre proposition.»
Ce pari politique est conditionné par une incertitude, notamment en ce qui concerne les défis que la mobilisation sociale posera dans la période post-pandémique. Il est possible que cette mobilisation prenne un cours radical qui remettra en question un régime politique d’exclusion et antidémocratique couvert par une institutionnalité précaire, tout comme il se peut qu’elle ne le remette pas en question.
Au contraire, une stratégie anticapitaliste doit parier sur le renforcement de l’unité et de la projection politique de «ceux d’en bas» au-delà des limites d’une «démocratie représentative» définie par «ceux d’en haut». Elle doit s’appuyer aussi sur la tentative de démontrer que ce qui se passe dans le pays fait partie d’une crise capitaliste mondiale qui a mis la survie de l’humanité en suspens. Réduire ce dilemme civilisateur à l’hypothèse d’une victoire électorale, acceptée par des secteurs de la politique traditionnelle corrompue et par des fractions des classes dominantes, signifie, désormais, désarmer les forces sociales qui ont un besoin urgent de transformer le «statu quo» actuel. C’est, par définition, accepter la défaite à l’avance. (Cali, le 12 août dernier. Article envoyé par l’auteur, publié par Correspondencia de Prensa ; traduction de la rédaction A l’Encontre.
Daniel LIBREROS CAICEDO *
- * Chercheur et professeur à l’Université nationale de Colombie, militant du Mouvement éco-socialiste.
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