Extraordinaire découverte des temps des dictatures

Trouvés dans un couloir, des centaines de dossiers, comptes rendus,  rapports et minutes des réunions de la junte militaire révèlent les dessous de son fonctionnement.  La question des disparus. Les listes des artistes à mettre à l’index. L’affaire de la main mise sur l’entreprise qui fournissait le papier aux journaux…

Le 31 octobre dernier, le ministre de la Défense, Agustín Rossi, reçoit un étrange message du chef de l’Etat-Major de la Force aérienne, le brigadier Mario Callejo : « Monsieur le ministre, nous avons découvert dans un couloir peu utilisé de notre base aérienne, des documents qui pourraient avoir été produits par la bureaucratie de la période dictatoriale ».

La directrice du Département des Droits Humains du ministère de la Défense, Stella Segado, est immédiatement envoyée sur les lieux pour évaluer la valeur des documents. Elle ne cache pas son étonnement : « Il s’agit là de 1 500 dossiers et de 280 minutes des réunions au plus haut niveau des autorités militaires, soit tout le registre bureaucratique qui a donné un caractère politique à la mort ». On y trouve les comptes rendus et les rapports des réunions des plus hautes sphères dictatoriales concernant la façon de procéder, les discussions et les argumentations des uns et des autres membres de la Junte et la manière dont étaient prises les décisions. On y trouve aussi les relevés tachygraphiques de la Commission de conseil législatif (CAL, Comision de Asesoramiento Legislativo). La directrice Segado ajoute : « Ce qui surprend, c’est l’unité documentaire qui démonte les politiques publiques des putschistes du 24 mars 1976 [jour du coup d’Etat] au 10 décembre 1983 [fin de la dictature], ayant mené à leur politique d’extermination totale et absolue ». Tout est écrit et signé par les membres des diverses Juntes ayant gouverné le pays (1) !

 Comment éliminer le mot « disparu »

Le Secrétariat général de la Junte militaire enregistrait toutes les lettres qui lui étaient envoyées. Les analystes du ministère ont ainsi retrouvé des lettres écrites par celles qui deviendront plus tard, les Mères de la Place de mai, exigeant de savoir ce qu’étaient devenus leurs proches disparus. En 1980, la Junte est obligée de recevoir la visite de la Commission Interaméricaine des droits humains (CIDH) qui s’inquiète du nombre de disparus. Après son départ, la Junte publie une résolution interdisant l’emploi du mot ‘disparu’. Désormais il faudra écrire ‘recherche de domiciliation’ !

 La main mise sur l’entreprise Papel Prensa

L’entreprise Papier Presse de la famille Graiver était en 1976, la principale importatrice et productrice du papier destiné à l’impression des journaux. La Junte voulant contrôler la presse et donc la communication, rien de mieux que de contrôler les fournitures de papier. David Graiver meurt dans un étrange accident d’avion au Mexique en août 1976, puis sa veuve, Lidia Papaleo, est torturée par la dictature. La famille est obligée de vendre l’entreprise qui est rachetée pour 7.000 malheureux dollars par les journaux pro-dictature Clarin et La Nación. (2).

 Des centaines de personnalités mises à l’index

Trois résolutions datées de 1979, 1980 et 1982 montrent que la Junte tenait en ligne de mire des artistes, écrivains, intellectuels, acteurs et actrices, journalistes, musiciens, cinéastes et autres pour « danger marxiste ».  Les résolutions étaient destinées à ce que toutes les portes officielles ou privées leur soient fermées : « Ces personnes montrent des antécédents idéologiques marxistes qui nous font recommander qu’elles ne restent plus ou n’entrent jamais dans l’administration publique, et qu’aucune collaboration ne leur soit accordée… » Bref, qu’elles ne trouvent plus jamais de boulot ! Quelques noms parmi des centaines : Osvaldo Pugliese, Mercedes Sosa, Julio Cortazar, Osvaldo Bayer, Eduardo Galeano, Victor Heredia…

Il faudra au moins six mois pour analyser cette documentation en profondeur. Les organisations de défense des droits humains espèrent qu’on y trouvera des preuves qui pourront être utilisées dans les méga procès actuellement en cours en Argentine contre les tortionnaires et les assassins de leurs proches. Et pourquoi pas, l’emplacement où les militaires ont fait disparaître des milliers de personnes…

 Jac FORTON

 (1)   Il y a eu quatre juntes militaires successives en Argentine, composées chacune du commandant en chef de l’Armée de terre, de l’amiral en chef de la Force navale et du général en chef de la Force aérienne : – Jorge Rafael Videla, Emilio Massera et Ramon Agosti de 1976 à 1980.   – Eduardo Viola, Armando Lambruschini et Omar Graffigna de 1980 à 1981.   – Leopoldo Galtieri, Lami Dozo, Jorge Anaya de 1981 à 1982.   – Cristino Nicolaides, Ruben Franco et Augusto Hugh. Tous ont été jugés et condamnés à de longues années de prison pour crimes contre l’humanité. Plusieurs d’entre eux sont décédés dont le plus connu, le général Videla le 17 mai 2013.
(2)  Lire le témoignage de Lidia Papaleo sur www.pagina12.com.ar/diario/elpais/1-152113-2010-08-27.html .