Chili : l’histoire encore convoquée

Le Chili confirme cette règle selon laquelle chaque nouvelle élection semble annoncer un nouvel avènement politique, notamment parce que la brutalité de 1973 continue de produire un sentiment de cycle, ou du moins de résurgence1. Bien que l’horizon socialiste ait profondément changé, l’élection de Gabriel Boric, il y a presque quatre ans, avait suscité une mise en perspective historique. Elle ravivait l’espoir de clore un cycle de trente-cinq ans, marqué par l’alternance entre la droite et le centre gauche et par des réformes institutionnelles progressives et progressistes. Ce cycle se caractérisait aussi par l’incapacité de cette gauche gouvernementale à rompre réellement avec le moule conservateur et néolibéral façonné par les idéologues de la junte militaire durant seize années terribles. Les quatre dernières années ont-elles pour autant rouvert les « grandes avenues 2 » ?

Il y a quatre ans, on observait un changement de position de la nouvelle génération politique face à l’histoire chilienne : une réappropriation de l’héritage de l’Unité populaire3 et de ses symboles – dans les rues en 2019, puis dans les discours politiques en 2021 et 20224Violeta ParraVíctor JaraSalvador Allende : leurs visages sur les murs, les chants socialistes. Une esthétisation politique menée par une génération de gauche qui peine à comprendre l’immobilité institutionnelle et la permanence constitutionnelle, génération née après les événements. Également, une revalorisation de l’entreprise politique de l’Unité populaire par les nouveaux acteurs politiques, abandonnée par la Concertation dans sa stratégie narrative depuis 19885. Le 19 décembre 2021 fut pour beaucoup un moment qui convoqua l’histoire dans le présent, comme si les « retardataires » de la terrible leçon historique étaient enfin appelés à monter dans le train6.

Beaucoup attendaient de ce mandat novateur non pas l’héritage de l’Unité populaire, mais la fin d’un cycle amorcé sous la dictature et la remise en cause du modèle économique et social garanti par la Constitution de 1980. Un nouveau début, énoncé presque mythiquement par Salvador Allende dans son dernier discours et repris par Gabriel Boric le soir de sa victoire : l’ouverture des grandes avenues où marcheront l’homme et la femme libres.

Comme Giorgio Jackson7 avait estimé indissociable l’adoption d’une nouvelle constitution et la réalisation du programme du Frente Amplio8 – adoption finalement mise en échec –, le bilan du gouvernement peine aujourd’hui à satisfaire. Les obstacles ont été nombreux : l’échec de l’expérience constituante, un manque d’expérience (désormais en partie comblé), doublé au départ d’une réticence envers les cadres et experts issus de la Concertation (coalition social-démocrate historique), une minorité parlementaire, l’échec de la réforme fiscale, une période dominée par les enjeux de sécurité, structurés autour de deux phénomènes mêlés : les flux migratoires et l’implantation progressive de réseaux de narcotrafic, notamment vénézuéliens, dont le traitement médiatique a accentué la dissonance entre perception et réalité9. Malgré cela, la consolidation du Frente Amplio et le renouvellement, notamment féminin, de la classe politique chilienne, ont installé une dynamique forte et rafraîchissante, tout en maintenant une base sociale relativement stable10.

L’heure est de nouveau à l’élection entre deux modèles opposés de société, qui ne sauraient échapper à la sanction du passé. José Antonio Kast, fils de soldat nazi, frère du ministre de l’Économie pendant la dictature et issu d’une famille de l’élite chilienne, propose une extrême droite polie et prétendument pragmatique. Son ancrage social et familial dans la nostalgie dictatoriale est au fondement de sa candidature, sans pour autant l’empêcher d’être le favori. Jeannette Jara, femme du peuple, communiste « dissidente » née à Conchalí, ancienne ministre du Travail au bilan salué, représente l’ensemble de la gauche mais peine à se libérer de deux fardeaux électoraux : la faible popularité de Gabriel Boric, dont elle apparaît comme la continuité, et l’ombre idéologique de son parti. L’histoire est encore convoquée par cette bataille des récits visant à déterminer qui, en 1970 et en 1973, avait raison. 

Alors que la gauche – et, raisonnablement, l’ensemble de la communauté internationale – situe au 11 septembre 1973 l’interruption de la démocratie, dénonçant unanimement l’horreur de la dictature, une large partie de la droite chilienne persiste à vouloir imposer un autre découpage du temps historique, un autre « régime de temporalité 11 » hérité de la bataille narrative du plébiscite de 1988. Pour elle, l’interruption du régime démocratique commence le 4 septembre 1970, avec l’élection du socialiste Salvador Allende, accusé d’avoir voulu instaurer un régime révolutionnaire par les urnes.

Aujourd’hui encore, les candidats de droite tentent de « rééquilibrer » le récit national. Se voulant modérée, Evelyn Matthei, candidate présidentielle de la coalition Chile Vamos 12, issue du parti Union démocrate indépendante (UDI) de droite libérale classique, déclarait néanmoins que « le coup d’État était nécessaire »et qu’« il était inévitable qu’il y ait eu des morts, en 1973 et 1974 13 ». Interrogée sur la poursuite du Plan national de recherche des victimes disparues pendant la dictature, elle juge qu’il relève plutôt d’un « plan de vengeance » contre les Carabineros 14, et refuse l’idée d’un musée de la mémoire à Concepción 15.

Les positions radicales persistent : Johannes Kaiser, candidat du Parti national libertarien (extrême droite ultralibérale), se dit prêt à soutenir un coup d’État si la gauche parvenait au pouvoir et appelle à interdire le Parti communiste 16, José Antonio Kast effectue des appels voilés à la violence contre les migrants 17. Si tous ont atténué leurs marques d’affection envers l’ancien dictateur – peut-être à l’exception de Kaiser –, c’est José Antonio Kast qui s’en sort le mieux, bénéficiant de la présence plus outrancière de Kaiser, qui le recentre artificiellement. La permissivité des droites s’est renforcée : la commémoration des cinquante ans du coup d’État en 2023 avait déjà donné lieu à une déclaration partisane commune normalisant partiellement ce révisionnisme18.

Mais, au sein de la population, domine plutôt une fatigue politique liée à la multiplication des scrutins électoraux de ces dernières années, ainsi qu’une difficulté à articuler vie sociale et vie politique. Une forme de « présentisme », caractéristique de cette cristallisation du temps politique depuis le retour à la démocratie, qui a résisté malgré l’éveil de 2019 19. L’histoire convoque-t-elle encore ? Confronté aux défis sociaux du modèle de société installé depuis le début des années 1990 – un modèle démocratique en apparence égalitaire mais profondément inégal, fondé sur l’accumulation et la responsabilisation individuelle –, l’individu chilien fait l’expérience du monde par ce que Kathya Araujo nomme des « subjectivités néolibérales20 ». L’optimisation de soi devient l’horizon universel, ce qui permettrait d’expliquer, à la lumière du premier tour, le score élevé de Franco Parisi, moins arrimé au clivage historique et cultivant un ethos à la fois populiste et entrepreneurial. Un vote orienté vers des options plus radicales, mais un vote profondément façonné par une logique individualiste, étrangère aux logiques solidaires et aux projets de société fondés sur le commun.

Les primaires de gauche, puis l’affrontement annoncé Jara/Kast, confirment l’obsolescence de l’alternance entre la Concertation et Chile Vamos, face à une population décrochant du politique, et dont les anciens partis deviennent des forces d’appoint pour des gouvernements plus radicaux. À l’instar de nombre de leaders d’extrême droite, José Antonio Kast, produit pur de l’élite, parvient à convaincre qu’il incarne la « force du changement » – son slogan. Il ne s’agit pourtant pas d’un changement de modèle : plutôt d’une sécurisation croissante du même modèle, garantissant à chaque individu une autonomie que le système n’assure pas réellement, confondant réussite sociale et réussite économique, et contribuant à une dissolution du sens politique. 2019, 2021, puis 2025 : la gauche chilienne, les familles d’exilés et celles et ceux qui cherchent encore une leçon à tirer de l’histoire, malgré une aversion pour le positivisme, peinent à absorber ce changement de paradigme. S’il doit exister, le mandat gouvernemental de José Antonio Kast constituerait une expérience supplémentaire pour observer l’évolution institutionnelle des alternatives politiques, mesurer les marges d’adhésion au projet de société dominant et déterminer si, malgré la houle, le sens historique persiste encore.

1. L’histoire contemporaine du Chili est marquée par un coup d’État militaire qui interrompt, le 11 septembre 1973, le cycle politique démocratique et met fin au gouvernement socialiste du président Salvador Allende, élu le 4 septembre 1970.

2. Dernier discours de Salvador Allende, diffusé par la Radio Magallanes.

3. L’Unité populaire est une coalition politique (gauche et centre gauche) appuyant la candidature présidentielle de Salvador Allende aux élections de 1970. Elle deviendra coalition de gouvernement pendant près de trois ans, période connue comme les « mille jours de l’Unité populaire ».

4. Maya Laurens, « Le temps des grandes avenues ? Les résurgences de la figure de Salvador Allende et du projet politique de l’Unité populaire dans la politique chilienne contemporaine, d’octobre 2019 aux premiers mois de la présidence de Gabriel Boric », Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2021.

5. La Concertation est la coalition de centre gauche de l’après-dictature, constituée du Parti socialiste (PS), du Parti pour la Démocratie (PPD), du Parti radical (PR) et de la Démocratie chrétienne (DC), au pouvoir de 1991 à 2010, puis de 2014 à 2018, pendant les gouvernements d’Aylwin, Frei, Lagos et Bachelet. Les partisans du « non » au plébiscite de 1988 construisent une campagne publicitaire présentant le « chaos de l’Unité populaire, le match nul mémoriel et [englobant] le récit incriminant le gouvernement d’Allende ». Voir Antoine Faure et Franck Gaudichaud« La fable refondatrice du Chili actuel. Présentisme, fragmentation néolibérale et esthétique narrative dans les franjas électorales du Plébiscite de 1988 », 2018.

6.  Expression empruntée à Verónica Estay Stange« Survivre à la survie : Chili, une mémoire déchirée », Paris, Calmann Lévy, 2023.

7. Membre fondateur du parti Révolution démocratique et proche de Gabriel Boric, Giorgio Jackson a été ministre-Secrétaire général de la présidence (2022), puis ministre du Développement social et de la Famille (2022-2023). En amont du rejet du premier processus constituant, le 4 septembre 2022, il avait déclaré que certains pans du programme de gouvernement ne pourraient être exécutés sous la Constitution de 1980. « Ministro Jackson: “Hay cosas de nuestro programa que no se podrían ejecutar con la Constitución actual” », CNN Chile, 5 juin 2022.

8. Le Frente Amplio [Front large] est la coalition d’opposition représentée par Gabriel Boric. Il est principalement composé des partis Convergence sociale et Révolution démocratique. À partir de 2022, elle devient coalition de gouvernement avec l’appui de la coalition du Socialisme démocratique (PS, PPD, PL et Parti libéral), formant la coalition Apruebo Dignidad [Pour la dignité].

9. Le Chili est le pays le moins dangereux d’Amérique latine avec, paradoxalement, le plus haut taux de sentiment d’insécurité. Lucía Dammert, « La crisis de Carabineros : cuando no vemos lo evidente »Hilos tensados, para leer el Octubre chileno, Editorial Usach, 2019.

10. Pablo Barnier-Khawam, Olivier Compagnon et Franck Gaudichaud, « Chili : quand l’ombre de Pinochet plane sur la présidentielle », RFI, 15 novembre 2025.

11. Antoine Faure et Franck Gaudichaud, « La fable refondatrice du Chili actuel. Présentisme, fragmentation néolibérale et esthétique narrative dans les franjas électorales du Plébiscite de 1988 », 2018.

12. À l’image de la Concertation pour la gauche, cette coalition incarne la droite traditionnelle du retour à la démocratie, composée des partis UDI, Rénovation nationale (RN) et Evópoli.

13. Capítulo Especial de Conectados – La candidata presidencial Evelyn Matthei, Radio agricultura, 16 avril 2025.

14. Institution militaro-policière composant les forces armées chiliennes. En 1973, elle rejoint les troupes putschistes et prend part, pendant les seize ans de dictature, à la répression d’État.

15. « Matthei y plan de búsqueda de DD.DD.: Para mucha gente no es búsqueda, es venganza », Cooperativa, 30 octobre 2025.

16.  Johannes Kaiser asegura que apoyaría nuevo golpe de Estado en Chile, Meganoticias, 4 juillet 2025.

17. Pablo Barnier-Khawam, Olivier Compagnon et Franck Gaudichaud, « Chili : quand l’ombre de Pinochet plane sur la présidentielle », RFI, 15 novembre 2025.

18. Antonieta de la Fuente, « La derecha chilena se desmarca del Gobierno de Boric y lanza declaración propia a 50 años del golpe de Estado », El País, 6 septembre 2023.

19. Antoine Faure et Franck Gaudichaud, « La fable refondatrice du Chili actuel. Présentisme, fragmentation néolibérale et esthétique narrative dans les franjas électorales du Plébiscite de 1988 », 2018.

20. Kathya Araujo, El circuito del desapego. Neoliberalismo, democratización y lazo social, Pólvora Editorial, 2025.