En 1976 débute en Argentine le « Processus de réorganisation nationale », nom policé de la dictature initiée par le général Videla et sa junte. Trois autres lui succèderont jusqu’en 1983 et le retour de la démocratie avec l’élection de Raúl Alfonsín. Si les années qui précédèrent le coup d’État de la junte militaire étaient déjà compliquées et sombres, le coup d’État de 1976 écrase de sa botte des milliers de vies.
Photo : Sous-Sol
C’est une ville étrange où il faut savoir où on va / j’ai posé la question l’autre soir au chauffeur du bus 29 / ce bus que j’attends en face du grand parc où on torturait / en technique / grand parc avec des grands arbres et des bâtiments blancs / aux toits de tuiles et un peu partout / dans les allées les visages en noir et blanc de ceux qu’on torturait / en technique dans un des bâtiments blancs les griffes du tigre / il faut savoir où on va ici. La dictature argentine, terme singulier pour des juntes plurielles qui ont fait de la torture et de la mort un art, ce sont des milliers de victimes, de desaparecidos et d’enfants volés. Les juntes sont passées maîtresses dans l’art de dissimuler, de dissiper, de faire s’évanouir aux yeux de tous leurs crimes. Le principal, le plus connu des centres de torture et de détention, la lugubre École de la marine (ESMA) trône au centre de la ville, le long de l’avenue Libertador. Les enfants arrachés à leurs parents sont confiés aux militaires tandis que leurs parents sont jetés dans le Rio de La Plata, ou dans des fosses communes.
L’Argentine est aujourd’hui sans doute la plus connue des dictatures de cette époque, alors qu’à ce moment-là elle est le dernier pays à plier sous « les ailes noires du Condor » comme l’écrit Émilienne Malfatto. C’est tout le cône Sud qui meurt sous le talon des militaires, pour le plus grand plaisir de Richard Nixon et Henry Kissinger qui peuvent souffler un peu, la terreur rouge est arrêtée. Émilienne Malfatto et Rafael Roa remontent le cours de cette histoire, du coup d’État aux procès récents en prenant pour fil les enfants volés. Symboles de la dictature par le projet que ces enlèvements sous-tendent, ils sont également l’un des maillons d’une opposition pacifique qui garde encore aujourd’hui la mémoire et la lutte, celles des mères et grands-mères de la Place de Mai.
Les deux nous emmènent dans une déambulation dans les rues hantées de Buenos Aires et d’autres histoires argentines, à la recherche des ombres des desaparecidos, dans les pas des locas de la plaza de Mayo, comme les surnommait les militaires, elles qui tournaient en rond, un lange sur la tête, réclamant leurs enfants, leurs petits-enfants. Elles qui, après que le président Raúl Alfonsín aura fait un début de procès, et bien que le président Carlos Menem aura libéré et amnistié les tortionnaires, sauront se glisser dans la faille, mettre le pied dans la porte qui permettra de ramener tout ce petit monde devant les tribunaux. Mais restent les absents. Restent les enfants aujourd’hui de quarante ans qui ignorent leur véritable identité (et ignorent qu’ils l’ignorent). Trente mille desaparecidos, cinq cents enfants volés.
C’est un pays qui ment qui ne veut pas se souvenir / une ville de mensonge / Buenos Aires aux longues avenues et aux relents / humides où l’espagnol a l’accent italien / où le fleuve ressemble à la mer : où on prétend avoir oublié / C’est un pays étrange où il manque des gens / c’est comme ça / comment le dire autrement / il en manque quelques milliers / on les a emmenés et ils ne sont jamais revenus
Alors que Javier Milei suit de son regard fou placardé sur les murs, son regard froid de révisionniste les chemins hésitants de la narratrice, celle-ci s’interroge à son tour sur le rapport de l’Argentine avec son passé. Des grands procès de 1985 aux amnisties jusqu’aux nouveaux procès de 2011 marqués (trop ?) du sceau du kirchérisme. Toutes ces étapes qui amènent à maintenant, aujourd’hui, à Milei. Un homme qui nie, qui rejette, qu’on imagine bien s’arroger le pouvoir pour ne jamais le rendre et rouvrir les plaies encore suintantes de ce pays mal cicatrisé.
Comment raconte-t-on une dictature ? On savait déjà avec ses textes précédents (Les serpents viendront pour toi, Les Arènes, 2021-Prix Albert Londres et Que sur toi se lamente le Tigre, Elyzad, 2020-Goncourt du premier roman) qu’Émilienne Malfatto savait rendre la dureté et la violence avec une luminosité et une poésie empreinte d’une humanité tranchante. Elle ne craint pas les mots, des questions les plus simples comme les plus inconcevables, car pour avancer quand on ne sait pas où l’on va, il faut bien, à chaque intersection, se demander pourquoi, comment, qui, où, comment ? Elle ne nous épargne pas, et après tout pourquoi le ferait-elle ? Elle ne l’a pas été, elle s’est heurtée à la réalité de la junte, à celles des Argentins encore troués de ces années passées sous l’aile noir du Condor.
Les viols, les enlèvements, la picana (décharges électriques), les fractures, le Pentothal. La formation par les généraux français, bien aguerris par la guerre d’Algérie et ravis de partager leurs méthodes. L’internationale de la terreur. En parcourant Buenos Aires, Émilienne Malfatto est à l’affût, elle guette les silences et les cris étouffés. Comment une ville absorbe-t-elle le sang ? Résonne-t-elle des absents ? Ou bien même là, il y a des trous noirs ? Que se passe-t-il quand le massacre de son propre peuple devient un sujet de débats, de questionnements.
Les photographies de Rafael Roa viennent souligner son texte, poésie parlante comme un fil de pensées qui se déroule, se faufilent et s’effilent au fil des entretiens et tandis qu’elle remonte l’avenue Libertador, la calle Perú et les rives du Río de la Plata. Autre regard sur cette histoire qui, si elle est difficile à raconter, l’est encore plus à montrer. On peut afficher la torture, les corps, les blessures, le sang, mais ici ce que l’on veut ramener à la surface ce sont les absents, les inexistants, les parfois et peut-être un jour apparaissants. Images d’archives, portraits des mères, grands-mères, enfants retrouvés. Bouts de murs, de place, siège d’avion. Parfois détachés de leur contexte, pris pour ce qu’ils sont, un fleuve, une rive, une route, entrant en résonance avec les entretiens, les témoignages, les photographie se chargent tour à tour de marquer la parole, de sous-tendre l’étrange, l’insaisissable, l’incompréhensible pourtant bien réel.
S’il est important de continuer encore et toujours de raconter les oppressions, les terreurs et les dictateurs, il y a des moments où cela devient primordial. L’Argentine aujourd’hui a fait un choix, vu d’ici improbable. Mais ce ne sont pas les premiers, et tout autour, ailleurs, et chez nous aussi, des bulles nauséabondes remontent, éclatent et nous contaminent doucement mais sûrement, s’insinuant dans les maillons indispensables et si fragiles de notre unité, de notre humanité collective. Le livre d’Émilienne Malfatto et Rafael Roa arrive non seulement à un moment décisif, mais sa puissance en fait un récit indispensable sur la mémoire, son évanescente permanence, la force des combats et la vaillance de ces femmes impressionnantes, ces mères et grands-mères, folles de la place de Mai, dont on doit faire nôtre leur acharnement et leur dignité, qui ont fini par faire éclater de nouveau la porte qui voulait garder caché, dans l’oubli et une honteuse honte inversée, l’horreur de la dictature.
Marcelline PERRARD
L’Absence est une femme aux cheveux noirs par Emilienne Malfatto et Rafael Roa, aux éditions du Sous-sol, 192 p., 22 euros.