Ce que la réélection de Bukele dit de nous

En 2024, dans le monde, plus de quatre milliards de personnes se rendront aux urnes. Une année charnière pour la démocratie, notamment en Amérique latine. L’année électorale sera intense sur le continent et un premier tour de chauffe a eu lieu ce 4 février à El Salvador, où Nayib Bukele se maintient sans surprise au pouvoir. Une réélection controversée qui nous interroge sur l’état de la démocratie aujourd’hui.

Photo : Panchitos

C’était à la fois l’élection la plus attendue de ce début d’année et celle dont l’issue était la moins remise en doute. Jamais une élection nationale à El Salvador n’avait autant fait parler d’elle, avec des résultats pourtant connus depuis des mois. Bien que la Constitution interdise formellement une réélection, le président sortant Nayib Bukele, dans un habile tour de passe-passe dont lui seul a le secret, se maintient sur le trône de cette république d’Amérique Centrale.  

Sur le trône, oui. Le président Bukele a, au fil des années, transformé le système politique d’El Salvador en un canal unipersonnel, où tout gravite autour de lui. Le soir-même de l’élection, alors que les résultats ne sont pas encore annoncés par le Tribunal électoral, Bukele sort annoncer sa victoire à ses sympathisants. Il estime au doigt mouillé avoir obtenu 85% des voix ainsi que 58 des 60 sièges de l’Assemblée législative. Depuis, de nombreuses irrégularités sont apparues dans le processus électoral et les votes seront peut-être recomptés. Mais peu importe. La seule estimation qui fera date, c’est celle de Nayib Bukele, le soir de l’élection. Une élection à laquelle il n’était pas censé se présenter. 

En effet, pour concourir, il fallut réinterpréter largement les textes de la Constitution du pays. Nayib Bukele estima qu’une réélection était possible s’il s’écartait du pouvoir les six mois précédant le nouveau mandat. C’est pourquoi, depuis décembre, le contrôle du pays est officiellement laissé dans les mains de sa secrétaire personnelle. Claudia Juana Rodríguez de Guevara devient ainsi la première présidente du Salvador, jusqu’en mai 2024. Cette manœuvre anticonstitutionnelle grotesque n’a pu se réaliser que par une érosion complète des contre-pouvoirs démocratiques lors du règne Bukele. Et d’un basculement de rhétorique, faisant du taux de popularité du président le seul argument d’autorité. 

Le premier mandat de Bukele a ainsi poussé les curseurs de la société du like à leur paroxysme. Son taux de popularité stratosphérique justifie tout. Un taux d’approbation qui, selon lui, fait office de démocratie. Dans ce système, celui qui s’oppose à Bukele s’oppose à la nation salvadorienne. Cette fusion entre la figure charismatique présidentielle et le destin du pays permet l’élimination progressive – dans l’indifférence générale – des contrepoids démocratiques, d’institutions fortes, d’une justice indépendante et d’une opposition politique et médiatique. 

Le changement de paradigme s’opère aussi dans la sphère médiatique. A El Salvador, les médias traditionnels sont discrédités. Ceux qui émettent des réserves sur les politiques présidentielles ne sont plus lus. El Faro, par exemple, principal journal d’opposition, acclamé sur la scène internationale, n’obtient que 6% d’approbation de la part des Salvadoriens. Rien ne doit venir troubler l’aura du Président. Peu à peu, la couverture médiatique de la politique salvadorienne est effectuée par des Youtubers, dévoués à la cause de Nayib Bukele. Toutes les vidéos du président “le plus cool du monde” deviennent virales et permettent de monétiser à moindre coût. 

Et cela fonctionne. Ancien publicitaire, Nayib Bukele gère El Salvador avec les yeux du marketing. Sourire Colgate, donnant ce qu’il veut entendre à son auditoire, il transforme le citoyen en consommateur du show Bukele. L’autoritarisme devient hype, s’il fait parler de lui. L’électeur-consommateur demande des réponses immédiates à ses problèmes du quotidien, il demande une récompense instantanée comme celle qu’il pourrait retrouver sur les réseaux sociaux. Ce qui amène à des politiques simplistes mais appréciées pour leur immédiateté. Des problèmes d’insécurité ? Mettons 1% de la population nationale derrière les barreaux, sans procès. Des problèmes dans votre quartier? Dénoncez de manière anonyme votre voisin sur une centrale téléphonique prévue à cet effet!  

Au-delà des frontières, le président est devenu une star planétaire. Une popularité initiée dans la communauté des crypto-bros lorsque le bitcoin est devenu la devise officielle du pays. Un phénomène qui n’a cessé de prendre de l’ampleur: il suffit de jeter un œil aux commentaires sous ses vidéos Youtube pour s’en apercevoir. Tous réclament un Bukele aux commandes de leur pays et ce modèle commence à percoler dans le reste de l’Amérique latine. Les nouveaux gouvernements d’Equateur et d’Argentine ne cachent en effet pas leur admiration pour le personnage. Sa politique de « main de fer », contrôlée par l’armée, sans aucun contrôle démocratique, fait désormais rêver. Un modèle drastique de lutte contre l’insécurité, de mano dura où tous les coups sont permis. 

Avec la sécurité comme seule boussole, l’État d’urgence, qui dure depuis bientôt deux ans, altère durablement le sens de communauté nationale. La confiance interpersonnelle n’a jamais été aussi basse contrairement à celle posée entre les mains de Bukele. Alors que l’ONG Socorro Juridico Humanitario estime à 40% le taux de personnes innocentes en prison actuellement, ces dommages collatéraux n’émeuvent pas grand monde. Avec la sécurité comme seule boussole, l’empathie prend doucement la fuite. 

Nayib Bukele symbolise un changement de paradigme, le symptôme d’un système démocratique à bout de souffle. Et comment aurait-il pu en être autrement? Pendant des décennies, le pays d’Amérique centrale était pulvérisé par les luttes entre les gangs, la violence, la pauvreté, le manque d’opportunités. Et sous perfusion des transferts d’argent effectués par les 3 millions de Salvadoriens vivant à l’extérieur. El Salvador était alors le pays le plus dangereux du monde. En 2015, le taux d’homicide annuel culminait à 103 pour 100.000 habitants. Le modèle démocratique et ses partis traditionnels se montraient incapables d’assurer le strict minimum pour leurs citoyens. La promesse de les maintenir en vie.

Avec sa politique sécuritaire extrêmement ferme, Nayib Bukele a répondu à ce besoin vital de la population salvadorienne. Les chiffres des homicides n’ont jamais été aussi bas dans le pays. Une demande si fondamentale qu’elle justifie tout. L’absence de résultat avait fini par jeter l’opprobre sur l’ensemble des institutions démocratiques et contre pouvoirs. Bukele est simplement venu récolter les fruits pourris de ce discrédit généralisé. La facilité avec laquelle il a déboulonné l’ensemble du système démocratique montre bien les faiblesses de celui-ci. Un système qui a du mal à justifier son rôle, son importance. Un système où règne trop souvent l’entre-soi et provoque la colère des citoyens se jetant dans les bras d’une figure messianique. 

Cette médiatisation autour de Bukele nous interroge sur le futur de la démocratie. Nayib Bukele n’est pas un phénomène isolé. Les figures autoritaires refont leur apparition un peu partout et les citoyens les demandent. En France, les résultats d’un récent sondage montre que 23% des Français ne seraient pas opposés à un gouvernement tenu par les militaires.  Ces chiffres sont encore bien plus élevés en Amérique latine. 

Nayib Bukele est le constat d’un modèle malade mais comment le réparer? Dopés à l’immédiateté des réseaux sociaux qui nous confortent dans nos propres opinions, sera-t-on encore capable d’accepter un modèle nuancé? L’urgence de repenser nos institutions démocratiques est évidente, les rendre plus participatives, plus transparentes. Mais cela sera-t-il suffisant? La démocratie n’est-elle pas voué à toujours avoir un train de retard, à être moins “efficace” qu’une dictature ? 

Cette même nuance démocratique est celle demandée pour résoudre des problèmes de façon durable. Les nouveaux modèles proposés sont-ils capables de proposer des solutions sur le long terme? Revenons à l’exemple du Salvador. Cette politique efficace de mano dura s’attaque-t-elle aux racines de la violence? Quelles sont les propositions de Bukele en matière de développement économique, d’éducation, de bien-être de sa population? 

Cette politique de fermeté est extrêmement coûteuse. Que se passera-t-il quand les caisses seront vides? Mais surtout: une marche arrière est-elle envisageable ? Bukele n’est-il pas voué à continuer son chemin vers l’autoritarisme toujours plus loin ? 

Le principal intéressé semble déjà avoir répondu à cette question. Fidèle à sa manière de se réapproprier les critiques et les transformer en force, Nayib Bukele s’auto-proclamait récemment le « dictateur le plus cool du monde ».