« La encomienda », le nouveau roman de Margarita García Robayo aux éd. Cherche Midi

Une jeune femme colombienne en exil volontaire à Buenos Aires reçoit des bribes de sa vie passée à travers des paquets que lui envoie régulièrement sa sœur : des « encomiendas ». Quand, après de nombreuses années, sa mère réapparaît mystérieusement dans son appartement, sa vie et la réalité vacillent. Dans son nouveau roman, Margarita García Robayo explore alors les régions enfouies de nos vies intérieures et les normes de l’éthique sociale universelle.

Photo : Latinos 

Margarita García Robayo est née en 1980, à Carthagène des Indes, en Colombie. Comme la protagoniste de son dernier roman, elle vit actuellement à Buenos Aires, en Argentine. Elle a déjà écrit plusieurs romans : Hasta que pase un huracán (2012), Lo que no aprendí (2013), Educación sexual (2020), ensuite compilés dans l’ouvrage El sonido de las olas (2020), et El tiempo muerto (2017). Margarita García Robayo écrit également des nouvelles, parmi lesquelles se distingue le recueil Cosas peores, prix Casa de las Américas en 2014.  Ses œuvres ont été traduites en plus d’une dizaine de langues, dont l’anglais, l’italien et le portugais, mais aussi le turc, l’hébreu et le chinois. La encomienda est déjà son cinquième roman, son premier traduit en français.

Une jeune femme, dont on ignore le nom, vit dans un petit appartement de Buenos Aires, à plus de 5000 km de sa vie d’avant, passée sur la côte caribéenne de sa Colombie natale. Sa situation n’a a priori rien d’extraordinaire : elle travaille pour une agence de publicité qui lui commande des textes sur des sujets insipides et inintéressants ; elle ne semble avoir qu’une seule amie, Marah, et pourtant tout ou presque les sépare ; elle fréquente depuis quelques semaines un jeune homme prénommé Axel, documentariste, avec lequel elle hésite à réellement s’engager ; elle s’occupe de temps à autre d’un petit garçon, León, que sa mère peine à faire garder et d’une chatte, Ágata, qui lui ramène souvent en guise de présents des animaux morts ; elle endure enfin tant bien que mal ses voisins, qui lui paraissent insupportables. Cette routine et la somme de ces déchirures quotidiennes ont néanmoins formé en elle une nouvelle envie d’ailleurs, qui la pousse à obtenir une bourse en Hollande pour écrire un roman. Cette jeune femme échange régulièrement avec sa sœur, qui lui envoie des encomiendas, c’est-à-dire des colis contenant de la nourriture, des dessins de ses neveux et, parfois, une vieille photo. La nourriture arrive souvent avariée et les dessins tachés. Il s’agit pour sa sœur d’une sorte de rituel de communication, ce que la jeune narratrice interprète plutôt comme une volonté quelque peu artificielle et forcée de maintenir un lien qui n’a plus rien de naturel. Proportionnel aux efforts de sa sœur pour maintenir le contact est le désir de la protagoniste de se détacher le plus possible de ce passé familial. C’est alors qu’arrive une encomienda un peu spéciale : une énorme caisse en bois. Presque simultanément, une mère que l’on devine longtemps absente débarque comme par magie dans l’appartement de Buenos Aires. Ce sont autant de brèches qui viennent fissurer la réalité bien établie de la jeune femme du roman.

Cette caisse en bois se transforme vite en une véritable boîte de Pandore ou un trou noir, une énigme qui nous immerge dans l’intimité d’un monde intérieur réveillé par la réapparition d’une mère autrefois oubliée ou ignorée. Pour la narratrice comme pour le lecteur, les questions s’accumulent. Cette mère est-elle réellement présente ? Est-ce elle qui a voyagé dans cette caisse ? Pourquoi est-elle venue ? Une fois acceptée, cette présence spectrale peut incarner les reflets d’une conscience qui dialogue avec les fantômes de son passé et Margarita García Robayo nous entraîne dans une inquiétude essentielle et subjective ou dans un tourbillon psychologique d’incertitudes et de peurs. Le roman n’explique rien et tout vacille : la narration simple questionne une réalité hésitante au sein d’un réalisme pourtant apparent. La vie quotidienne se mêle aux souvenirs diffus et fugaces de l’enfance, les décors urbains aux paysages de la terre natale. Le récit ouvre les perspectives du non-dit, pèse le poids des fantômes personnels et individuels dans la construction de notre intimité la plus profonde. L’origine, la maternité, la parenté, la famille et ses liens, l’amitié, l’amour, nos racines, nos habitudes, notre matérialité même, deviennent autant de mystères indispensables et indissociables de nos vies intérieures et font de La encomienda une véritable réflexion sur notre appartenance et notre participation au monde et à l’univers. Le roman, sous le couvert de l’introspection, se jouant parfois des règles de la confession, de la biographie ou de l’autobiographie, de l’autofiction, suggère et propose peut-être l’écriture nécessaire d’une nouvelle version de soi à soi, susceptible de combler l’abîme de toutes nos contradictions et de toutes nos incompréhensions. Pour mieux se raconter, pour se réconcilier avec ses pensées et ses sentiments ou ses émotions, la jeune femme du roman n’a d’autre choix que d’écrire sa propre histoire, de réécrire son rapport aux autres et sa relation au monde pour mieux ajuster les équivoques de sa propre mémoire. 

C’est en redonnant un sens à notre condition d’êtres matériels transitoires entre les générations que celle-ci se prépare finalement aux métamorphoses du futur. Comment nous souvenons-nous de nous-mêmes ? Comment nous construisons-nous ? Que laisserons-nous ? La encomienda, roman intense, tendre et mordant à la fois, répond sans doute aussi à ces questions-là. Se réécrire et se repositionner face aux mythes fondateurs de l’éthique sociale dite « universelle » de nos sociétés, tel semble être finalement le propos de la jeune narratrice. Publié en France en ce mois de février 2024, La encomienda de Margarita García Robayo est disponible en librairie aux éditions du Cherche Midi.