Argentine, année zéro ?

Le 22 octobre 2023 les électeurs argentins vont choisir leur président. Ce rendez-vous serait banal, sous d’autres cieux, en d’autres époques. Mais cette année, « le monde est chaud »[1], en Argentine. Le niveau des « manigances et calculs politiques » pour plagier le chanteur, frise les narines des porteños. Tout comme le prix des articles de première nécessité, le chômage, et la pauvreté qui ont grevé mois après mois les prévisions les plus pessimistes.

Photo : El Financiero

[1] Titre d’une chanson de l’artiste ivoirien  Tiken Jah Fakoly

Le croupier-devin, urne en mains, a lancé sa boule et crié son « Rien ne va plus », « Faites vos jeux ». La campagne est lancée. Les postulants présidentiels sont bien là. Mais pour l’électeur cette fois-ci, le « qui jouer », n’est pas évident. L’incertitude est dans toutes les têtes. Au risque d’ébranler les fragiles équilibres institutionnels et partisans locaux et ceux, régionaux, du Mercosur. Fernando Haddad, ministre brésilien de l’Économie ne cache pas sa perplexité, sur l’avenir des voisinages coopératifs, au cas où les Argentins privilégieraient ce qu’il a qualifié, « d’exotisme » électoral.

En cette fin 2023, l’Argentine au pied du mur, vit une espèce d’année zéro. Certes ses maisons, ses palais gouvernementaux, ne sont pas comme ceux des villes allemandes filmées par Roberto Rosselini en 1947, réduites en cendres.  La Casa Rosada, le Congrès des députés, donnent toujours le change. El Molino, le magnifique café-restaurant, confitería en jargon de Buenos Aires, fermé lors d’une crise politico-financière antérieure, remis à neuf, géré désormais par une commission mixte députés/sénateurs, a rouvert ses portes le 9 juillet, 107ème anniversaire de l’établissement. Mais si le décor « belle époque » est en place, sur scène, les acteurs sont fatigué et le scénario a perdu le cœur de sa partition. Le disque, rayé, ne tourne pas bien rond. L’inflation a passé l’équateur des 100 %. La banque d’investissement J.P. Morgan estime qu’elle pourrait atteindre 190 % en décembre, soit 12,8 % par mois. L’Institut national de Statistique (Indec) a publié début septembre les taux d’activité de différents secteurs. Ils ont chuté pour l’industrie de 3,9 % et dans le bâtiment de 5,8 %. Le décrochage varie. Il n’est pour le meuble et la literie « que » de 0,4 %. Mais il s’envole à 13,5 % pour les machines. Le déficit commercial avec le Brésil, principal partenaire, avec la Chine, a été multiplié par 2,7 au premier semestre 2023, comparativement à son niveau de 2022, a informé le quotidien économique Ámbito

Alors que l’endettement atteint des niveaux préoccupants et que l’Argentine, hors crédits conditionnés du FMI, ne trouve aucun prêteur ouvert à ses attentes.  Ces chiffres ont des conséquences sociales des plus lourdes. 40 % des Argentins vivent sous le seuil de pauvreté. Seuls ceux qui ont accès au dollar arrivent à s’en sortir. Les autres subissent inflation et envolée du « dollar bleu », le dollar parallèle. Faute de pouvoir élargir le déficit public, empêché par les accords signés avec le FMI, le gouvernement a pris des mesures d’urgence sociale et électorale. Le ministre de l’Économie, Sergio Massa, candidat « officialiste » à la présidentielle du 22 octobre a, le 12 septembre, annoncé que seuls les hauts revenus, à savoir 90 000 personnes, seraient contraints de payer leurs impôts d’octobre à décembre. Tous les autres, en seront exemptés.

D’autres initiatives ont été adoptées pour alimenter les caisses de l’État, avec des retombées mitigées. Début août la police fluviale argentine a saisi une péniche paraguayenne transportant sur le fleuve Paraná des combustibles. Motif, un refus de payer une taxe, décidée unilatéralement par Buenos Aires, sans consultation des autres pays riverains, Bolivie, Brésil, Paraguay et Uruguay. Asunción, avec le soutien de Brasilia, La Paz et Montevideo, a dénoncé une violation du traité régulant les conditions de navigation et menace de saisir le Tribunal du Mercosur. Dans l’attente, les ressources électriques du barrage binational de Yacireta excédant les besoins du Paraguay, ne sont plus cédées aussi facilement à l’Argentine. Parallèlement le productivisme énergétique a été élargi, afin d’accroître le plus rapidement possible les exportations de gaz naturel et de pétrole. De janvier à juillet de cette année l’Argentine a accru de 88 % ses exportations gazières en direction du Chili. 573 km de gazoducs ont été inaugurés en juin pour connecter le gisement de Vaca muerta dans les Andes argentines à la province de Buenos Aires. Ce qui, a déclaré le patron de la société pétrolière YPF, devrait bientôt rapporter à l’Argentine, 20 milliards de dollars. Un coup d’accélérateur a été mis sur d’autres revenus miniers potentiels, lithium et potassium. Toutes choses sans doute positives, mais à terme. Et qui n’enlèvent rien au dysfonctionnement chronique d’un pays qui n’a plus confiance dans sa monnaie, son économie, ses dirigeants d’entreprise, et encore moins en ses « responsables » politiques[1].

« L’exotisme » électoral redouté par le ministre brésilien de l’Économie, a un nom, Javier Milei. Un nom révélateur d’un changement d’époque. Les élections cette fois-ci n’opposent plus justicialistes et anti-péronistes. Les Kirchner ne sont plus au cœur des batailles. Exaspérés par la perpétuation des difficultés du quotidien un nombre appréciable d’Argentins s’apprête à voter pour la « Liberté Avance », parti de Javier Milei, candidat « anti-caste », anti-tous ceux qui ont tenu le haut du pavé jusqu’ici. Milei a annoncé la couleur : libéralisation de l’économie, dollarisation de l’Argentine, réduction voire suppression de la Banque nationale, réduction sinon suspension des relations avec les pays « communistes », Chine, Cuba et Brésil, non adhésion au groupe BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud). Sa colistière, Victoria Villarruel, a sur un autre registre condamné la loi sur l’interruption de grossesse, remis en question les dispositifs relatifs à l’égalité de genre,  défendu la réhabilitation des forces armées, et condamné les guérilleros des années 1970, ERP et Montoneros. Le 14 septembre, Javier Milei, a attaqué le président brésilien, accusant Lula d’avoir organisé le 8 janvier dernier « un auto coup d’État ». Ajoutant, « il me sera compliqué d’avoir des relations avec Lula en raison de ses penchants totalitaires ».

Javier Milei aux primaires présidentielles obligatoires[2] du 13 août, est arrivé en tête, avec près de 30 % des suffrages. À défaut de relais partisans il a jusqu’ici perdu toutes les consultations locales. Dimanche 17 septembre on votait dans l’État de Chaco. Le gouverneur sortant, justicialiste, a été nettement battu. Non par le candidat de « Liberté Avance », mais par un « macriste » (droite classique, radicaux inclus), de la coalition « JxC » (Ensemble pour le changement). Le Chaco est la cinquième province conquise sur le péronisme par la droite libérale, de « Juntos por el Cambio ». Résultats qui augurent une possible cohabitation entre droite et extrême droite le 22 octobre prochain, sur fond de crise économique, financière, sociale, et régionale. 

Jean-Jacques KOURLIANDSKY


[1] Situation baptisée d’anomalie argentine par deux sociologues, Julio Godio et Hugo Mancuso dans, « Anomalía argentina », Buenos Aires, Miño y Davila, 2007

[2] Appelées PASO (Primarias Abiertas Simultaneas y Obligatorias)