Alain Touraine, un ami de l’Amérique latine

Le sociologue Alain Touraine, grande figure de la scène intellectuelle française et internationale, s’est éteint à Paris vendredi 9 juin à l’âge de 97 ans, a annoncé sa fille, l’ancienne ministre Marisol Touraine. Depuis notre fondation en tant que publication, il nous a toujours accompagné et soutenu en participant à plusieurs reprises à des colloques et conférences que nous avons organisés sur Lyon. 

Photo : D.R

Intellectuel de gauche, Alain Touraine, a déclaré en 2019 à France culture qu’il a fait le choix de comprendre la vie des autres, la vie d’une société et dans ce sens il a sacrifié sa propre vie. Il est auteur d’une œuvre importante qui a analysé et décrit les changements de la société, et les mouvements sociaux post-industriels en France et ailleurs. Il s’est intéressé aux mouvements ouvriers, étudiants, féministes ou écologiques nés dans les années soixante-dix. Il a élaboré et mis en pratique la méthode de l’intervention sociologique. 

Au Chili il a rencontré sa femme, chilienne chercheuse en médecine, Adriana Arenas Pizarro, décédée en 1990, et était père de deux enfants, Marisol, ex-ministre socialiste, et Philippe, professeur de médecine. Né à Hermanville-sur-Mer à côté de Caen le 3 août 1925, fils de médecin, il intègre Normale sup et obtient une agrégation d’histoire. Puis devient chercheur au CNRS de 1950 à 1958. Il crée en 1956 le Centre de recherche de sociologie du travail de l’université du Chili. Il commence sa carrière par une étude sur des mineurs de charbon au Chili et aura toute sa vie des liens étroits avec l’Amérique latine. Deux ans après sa thèse (dirigée par Georges Friedmann), « L’Évolution du travail ouvrier aux usines Renault », il fonde le Laboratoire de sociologie industrielle, qui devient en 1970 le Centre d’études des mouvements sociaux. En 1960, il est nommé directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Docteur ès lettres en 1965, il enseigne de 1966 à 1969 à l’université de Nanterre. 

Un engagement politique 

Passionné par mai 68 en France, Alain Touraine, intellectuel de l’action s’y est impliqué et raconté plus tard l’impact qu’eut sur lui cette époque révolutionnaire. En 1981, il fonde le Centre d’analyse et d’intervention sociologiques, dont il laisse la direction à Michel Wieviorka en 1993. Proche de ce qu’on a dénommé la deuxième gauche il s’est intéressé à la CFDT. Il signe en 1989, avec Gilles Perrault et Harlem Désir, un manifeste pour la laïcité, publié dans l’hebdomadaire Politis. En 1996, scandalisé par le traitement « moralement et politiquement inacceptable » de la question des sans-papiers de l’église Saint-Bernard, il claque la porte du Haut Conseil à l’intégration, dont il faisait partie depuis deux ans. Ayant vécu huit ans au Chili et en Amérique latine dans les années 70-80, il connut l’ancien président chilien Salvador Allende et plus tard fréquenté les présidents de la transition démocratique en Argentine, au Chili, au Brésil aussi il a suivi de très près la vie sociale et politique de l’Amérique du Sud. 

Le sociologue fut un observateur attentif des mouvements révolutionnaires latinoaméricains et plus tard des dictatures militaires et de la transition vers la démocratie. Avec Gino Germani il a écrit Amérique du Sud : un prolétariat Nouveau (América del Sur : un proletariado nuevo). Il est l’auteur d’ouvrages fondamentaux comme La Société post-industrielle ; Critique de la modernité, Comment sortir du libéralisme , Pourrons-nous vivre ensemble ? Égaux et différents. 

Considéré comme un des sociologues les plus influents du 20e siècle, il a partagé le Prix Principe de Asturias avec Zygmunt Bauman, en 2010. Un de ses livres clés est Le post-socialisme, 1980, où il affiche sa sympathie pour une gauche éloignée de l’expérience du socialisme réel. Il a déclaré plus tard lors d’une autre entrevue : « J’ai observé de près de dizaines des mouvements et révolutions ; j’ai mené une vie en étudiant ces phénomènes, mais je dois dire que j’ai été ému deux fois : la première avec le mouvement Solidarnosc en Pologne et la seconde fois avec la lutte des Zapatistes. » Et comme Alain Touraine aimait être proche des évènements, il a voyagé à plusieurs reprises en Pologne. 

Il a voyagé au Mexique en mars 2001, en compagnie d’un groupe d’intellectuels dont le Nobel José Saramago, l’écrivain Manuel Vásquez Montalbán et avec les Mexicains Elena Poniatovska et Carlos Monsiváis, entre autres. Tout ce monde était autour d’une table en face du sous-commandant Marcos et les 23 commandants qui l’accompagnaient, dans un stade de la Universidad Autónoma de México. Là, il a fait la réflexion, en août 1997 : « En Amérique latine, la situation est encore plus extrême. Partout, il y a un flux de capitaux étrangers, en particulier au Mexique, en Argentine et au Chili, la croissance se récupère après la crise, cependant la fragilité politique est visible partout, notamment au Mexique, en Colombie et au Venezuela et même au Brésil et Argentine. » 

Ces analyses et ses points de vue parfois polémiques faisaient partie de sa personnalité, dit un chroniqueur du journal Clarín de Buenos Aires, à la suite de la nouvelle du décès du sociologue. Grand voyageur en Amérique latine, lors d’une escale à Buenos Aires, il participa à des conférences et débats politiques, en octobre 2002, à la Bibliothèque nationale, il a dit de manière provocatrice : « L’Argentine n’existe pas » provoquant un tôlé. Il a expliqué ensuite que l’essentiel des décisions sont prises ailleurs. Le cadre national n’étant plus suffisant. « Il faut penser notre monde différemment ainsi que notre vie personnelle et collective » a-t-il déclaré lorsqu’il a appris qu’on lui avait décerné avec le sociologue Zygmunt Bauman, le Prix Príncipe de Asturias en 2010. 

Avec la disparition de Touraine est en train de se terminer une époque de grands penseurs intéressés par des grands sujets tels que les paradigmes politiques, économiques, sociaux et culturels. Des intellectuels avec une vision large et parfois conflictuelle, tel que son ami Edgar Morin, tous les deux capables de contextualiser l’évolution de la société et convaincus que la vraie modernité ne serait une réalité que lorsque nous nous penserons tous comme des êtres semblables et différents. Européen convaincu, son idée sur l’Europe était : aujourd’hui il y a deux décisions fondamentales ; premièrement la libération par l’intermédiaire de femmes, grâce au care et deuxièmement l’accueil des migrants, une question essentielle. Nos pays européens se définissent aujourd’hui par leur attitude face aux migrants. 

Alain Touraine, chez Espaces Latinos nous l’avons invités à plusieurs reprises, à l’occasion des événements que nous avons organisés. Il a participé entre autres à un colloque à la Bibliothèque de Lyon Part-Dieu, en 1992 pour les Cinq cents ans de la « Découverte », avec des journalistes du Monde et des universitaires de l’IHEAL. Il fut en 2003, l’un des orateurs pour la commémoration du 30e anniversaire du coup d’État au Chili, que nous avons organisée avec le Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation à Lyon. Nous l’avons aussi interviewé à plusieurs reprises dans les pages de notre revue et en particulier, sur la situation sociale et politique en Amérique latine et notamment au Chili. 

Au moment de sa disparition, tous les médias d’Amérique latine rappellent l’importance de cette figure intellectuelle qui a tenté pendant toute sa vie de décrire les transformations du monde et dans ce sens font l’éloge d’un grand connaisseur de la vie sociale, politique et économique de notre continent. 

Olga BARRY