L’écrivain Carlos Liscano est décédé à Montevideo le 25 mai dernier. En France, il était édité aux éditions Belfond

Le soir du 25 mai dernier est décédé Carlos Liscano, né en 1949 à Montevideo, écrivain, essayiste, dramaturge, artiste graphique. Il fut vice-ministre de la Culture en 2004 et directeur de la Bibliothèque nationale de Montevideo entre 2010 et 2015. Il est parti un mois juste avant la commémoration des 50 ans du coup d’État uruguayen du 27 juin 1973. Il quitte les siens, les amis et tous ceux qui l’on connu et admiré, laissant le sentiment d’une profonde tristesse.

Photo : La Prensa Libre

Carlos Liscano fut une grande figure de la culture en Uruguay. L’ancienne directrice à la Culture de Montevideo Mariana Percovich, a présenté ses condoléances à son épouse et rendu hommage à l’écrivain sur Twitter avec ces mots : « élégant et furibond ».  Carlos Liscano, était en effet connu par la force de ses convictions. Ce grand témoin fut militant pendant sa jeunesse du mouvement Tupamaro et emprisonné pendant treize ans dans la tristement célèbre prison Liberté.

Rien ne prédestinait Carlos Liscano à devenir l’homme de lettres qu’il fut. Il se préparait à faire une carrière dans la recherche en mathématiques quand il fut arrêté en 1972, à l’âge de 23 ans. Il n’a quitté la prison qu’à ses 36 ans.  Son œuvre littéraire commence en prison où il découvre la torture, l’humiliation, l’enfermement mental.. Il se rend compte que ni les chiffres ni les équations ne l’aideraient à combattre l’anéantissement de son être, de son esprit et de son corps. Les livres, les mots, qui s’étaient imposés à lui dès son plus jeune âge, se présentent alors comme une évidence: « Un jour j’ai décidé ou plutôt, un jour j’ai su que quand je quitterai ce lieu, je serai écrivain ; je ne savais pas si je serai un bon ou mauvais écrivain ni si quelqu’un me lirait, mais j’ai eu la certitude que je serai écrivain. »

Après sa libération en 1985, Carlos Liscano s’exile pendant une dizaine d’années en Suède, dans un monde qui lui est totalement inconnu, il réapprend lentement à vivre et peut développer son écriture, reprendre ses manuscrits de la prison, et les faire publier.  Dans ce pays, il a travaillé un temps dans un hôpital psychiatrique, puis fut professeur de mathématiques et d’espagnol, il écrit un manuel de mathématiques pour les enfants d’exilés et devint traducteur du suédois vers l’espagnol.

Dans l’un de ces textes d’exil que nous laissons en espagnol l’on décèle l’angoisse de l’homme seul dans un monde inconnu : Motivo banal para no cambiar de sitio (Motif banal pour ne pas changer de lieu), c’est le titre.

« Uno deja un sitio por otro buscando un alivio. Se va a otra ciudad, otro país. Donde nadie lo conoce la vida puede llegar a ser fácil y, con suerte, quizá también bella.

Pasan semanas, meses. Un día, caminando por una calle de nombre extraño, en una ciudad de nombre impronunciable, donde se habla un idioma inaprendible, ocurre la sorpresa. Uno ve venir a un individuo de cara conocida, que carga viejas cosas conocidas todavía por hacer, viejas preguntas conocidas todavía por responder, antiguos errores conocidos todavía sin explicar.

Es él, el que abandonamos, que no se ha olvidado de uno. Se acerca, y ni siquiera necesita decir que viene porque la vida no sólo continúa, sino que sigue siendo lo que era”.

En Suède, il publie son premier livre, écrit en prison et sorti à l’intérieur d’une guitare : El método y otros juguetes carcelarios (1987). Il retourna en Uruguay en 1996. Écrivain d’une vaste œuvre, ses œuvres les plus connues et traduites en français sont : Le Rapporteur et autres récits, et La Route d’Ithaque, 2005 (Belfond), Ma famille, 2006, Le Fourgon des fous, 2006 (Belfond), l’Impunité des bourreaux et Souvenir de la guerre récente, L’écrivain et l’autre, 2010, Le lecteur inconstant suivi de Vie du corbeau blanc, 2011. En France, son œuvre théâtrale est jouée à travers le pays et dans les festivals d’Avignon, Bayonne, etc. Sa pièce la plus connue et représentée, Ma famille, a été reprise plusieurs fois.

Il reçut le Prix national de Littérature du ministère de la Culture et reçut deux fois le Prix Bartolomé Hidalgo de la Chambre uruguayenne du livre. Il fut décoré de l’Ordre de Chevalier des Arts et des Lettres par la France. Ses œuvres ont été traduites en anglais, français, italien, catalan, arabe et suédois.

Trois de ses ouvrages traitent de son expérience carcérale : El método y otros juguetes carcelarios (1987), qu’il a écrit en prison, sont des récits imprégnés du langage et de la vie du monde pénitentiaire. El lenguaje de la soledad (2000) est un journal littéraire sur sa vie en tant que prisonnier et jeune écrivain qui doute et s’interroge sur sa situation et sa nouvelle vocation d’écrivain. El furgón de los locos (2001), son œuvre fondamentale, s’intéresse à la description des procédés de destruction identitaire des bourreaux, ainsi que sur l’angoisse de la libération, lui qui a perdu son père et sa mère en détention et qui lors de sa libération connaîtra une angoissante solitude.

Après toutes ces années d’emprisonnement, Carlos Liscano remarque qu’il manque de mots : « son langage, par faute de pratique, s’est appauvri.. Alors, il décide de s’exprimer en bousculant les règles d’écritures standards, de faire de cette faiblesse une signature, un style personnalisé au service de l’écrivain qui est en lui et qui s’évertue à dire ce qui ne peut être raconté. Le résultat est surprenant et quelque peu désarçonnant » *. Par exemple, son œuvre La mansión del tirano, qualifiée par l’auteur lui-même d’œuvre « sauvage », traduit son intention de déstructurer le langage. Par ailleurs, dans chacun de ses livres, on est surpris par la structure arythmique et également par l’efficacité des phrases laconiques qui frappent, dénuées d’adjectifs et de nuances : une réflexion épurée et honnête. Dans son écriture, le caractère kafkaïen domine l’absurde et l’impossibilité des personnages attrapés par leur condition. Avec minutie l’écrivain repense à chaque détail, à chaque évènement, à chaque relation qu’il a connus et vécus pendant ces treize longues années et nous livre ses pensées.. Une plume froide avec un style laconique retrace la mort de ses parents à qui il n’a pu dire au revoir ni rendre hommage, le souvenir nostalgique de sa sœur, les procédés de tortures, les relations avec les bourreaux, et avec les autres détenus.

Sans porter le moindre jugement sur ses tortionnaires ni sur la légitimité de sa condition de prisonnier, le témoignage qu’il réalise rappelle Primo Levi, lorsque celui-ci écrit, dans Si c’est un homme, sur sa survie dans les camps de concentration. Il ne s’agit pas ici d’attirer la pitié sur soi, mais de se délivrer du poids d’une expérience ineffaçable. Il ne s’agit pas ici de trouver le mot juste pour déclencher l’apitoiement, mais la parole franche pour appréhender la nature humaine et réussir à regarder son passé avec dignité. La solitude est une constante dans l’œuvre de Liscano et l’on comprend aisément le fondement de cette solitude : seul en prison, seul avec ses bourreaux, seul avec son corps, seul face à la liberté, seul dans un monde qu’il ne connaît plus et dans lequel il ne sait évoluer, seul face au futur. Carlos Liscano l’écrivain découvrira plus tard une nouvelle forme de solitude, la solitude et l’inquiétude de l’homme qui écrit, de l’écrivain qui s’interroge sur l’écriture. Alors qu’il avait déclaré: « Creo que uno tiene algunas cosas para decir, y una vez dichas, lo mejor es retirarse, es dejar el lugar a otros » (Je pense que chacun a des choses à dire et qu’une fois dites, il vaut mieux se retirer, laisser la place à d’autres), Liscano n’a jamais cessé d’écrire.

Le récit et l’expérience de sa vie en prison ont fait de lui un écrivain, mais c’est l’écriture qui a transformé et réalise l’homme qu’il est. Son dernier ouvrage, L’écrivain et l’autre (2007), traite cette ambiguïté qu’il essaie d’analyser et à qui il attribue son incapacité d’écrire. En 2002, son roman autobiographique, Le Fourgon des Fous (Belfond) El fourgon de los locos, obtient un prix littéraire pour sa qualité narrative. Influencé par l’écriture de Céline et notamment par son chef d’œuvre Voyage au bout de la nuit, Carlos Liscano excelle également dans l’écriture de pièces de théâtre qui sont traduites et mises en scène dans des pays aussi nombreux qu’éloignés, géographiquement et culturellement : Uruguay, Suède, France, Belgique, Canada, Guatemala, Italie, États-Unis, Espagne, Allemagne, Brésil, Mexique, Argentine..

L’écrivain fut invité à plusieurs reprises à Lyon au festival littéraire Belles Latinas en 2006 et 2012, ainsi qu’à la Fête du livre de Bron et aux Assises internationales du roman, en 2011. À toutes ces occasions, nous avions eu l’honneur de le rencontrer. Nous y avons discuté de littérature, de politique, de l’Amérique latine mais aussi de ses questionnements personnels. Il avait une capacité d’observation et d’écoute admirables, il exprimait ses doutes et ses convictions. Attablés dans sa maison de campagne près de Montevideo lors d’un voyage en Uruguay, nous avons découvert un homme inquiet avec un sens de l’observation aigu et une capacité d’écoute admirable, s’intéressant sur l’état du monde et de l’Amérique latine mais s’interrogeant sur sa capacité de continuer à écrire.

Nous rendons hommage à l’homme que fut Carlos Liscano et à l’écrivain que nous avons lu. Nous partageons l’immense tristesse de sa compagne et des siens.

 Nous ne t’oublierons pas.

Olga BARRY