« Une victoire de José Antonio Kast signifierait un recul énorme » : au Chili, l’angoisse du jour d’après

« Une victoire de José Antonio Kast signifierait un recul énorme. Ce serait le premier gouvernement d’extrême droite depuis la dictature. Un péril pour la démocratie ». À quelques heures du second tour de la présidentielle au Chili, Alicia Lira retient son souffle. Veuve d’un militant communiste tué lors de la dictature de Pinochet (1973-1990) –  le régime a aussi assassiné son frère -, la dame de 77 ans pense déjà au jour d’après. « Je n’ai pas peur, assure la présidente de l’association des proches d’exécutés politiques, car le plus atroce que l’on ait vécu a été la dictature, mais je suis préoccupée. Nous allons nous renforcer, poursuivre notre travail ».

Le leader d’extrême droite est ultra-favori ce dimanche. Deuxième du premier tour le 16 novembre avec 23,92 % des voix, ce catholique libéral père de neuf enfants talonnait la candidate de la coalition de gauche Jeannette Jara (26,85 %), qui ne dispose que d’une faible réserve de voix. La question porte davantage sur le visage que prendrait José Antonio Kast une fois installé au palais de La Moneda. Sera-til fidèle au candidat de 2025, tactique et policé, ou à celui des scrutins de 2017 et 2021, qui assurait que le général Augusto Pinochet « voterait pour [lui] s’il était encore vivant », s’opposait au mariage homosexuel et plaidait pour une suppression du ministère de la Femme ?

Depuis ses deux tentatives ratées, le candidat de 59 ans, yeux bleu clair et cheveux blancs plaqués sur le côté, « fait attention à son discours »,explique Ricardo González, directeur du laboratoire d’enquêtes et d’analyses sociales de l’université Adolfo-Ibañez. Il ne parle plus de « bataille culturelle », un combat laissé au libertaire Johannes Kaiser, mais il répète l’idée d’un gouvernement d’urgence. « Le pays traverse la pire crise de ces dernières années – sécuritaire, économique, sociale –, mais tout va changer », promet Kast. Le Chili a connu une stagnation ces dernières années, avec une croissance moyenne de 1,8 % lors du mandat du socialiste Gabriel Boric. Le sentiment d’insécurité y est très fort, mais en décalage avec des indicateurs globaux qui ne bondissent pas – hormis certaines infractions traduisant la structuration du crime organisé. Dans ce contexte l’extrême droité attise une xénophobie à l’encontre des migrants vénézuéliens arrivés massivement ces dernières années, fuyant la crise économique et politique dans leur pays.

Des thèmes que Kast entremêle pour défendre deux mesures aux contours flous : l’expulsion des 33. 000 personnes étrangères en situation irrégulière et la réduction des dépenses publiques de 6 milliards de dollars en dix-huit mois. Ses modèles ? Donald Trump, Giorgia Meloni et Javier Milei. « Nos idées ont déjà triomphé aux États-Unis, en Italie et en Argentine », se réjouit le candidat. « Il y a ce qui est écrit dans son programme et il y a ses silences lors des interviews, note le directeur exécutif d’Amnesty International Chili, Rodrigo Bustos. On ne sait toujours pas où il va effectuer ces coupes. Cela pourrait affecter les programmes sociaux. »

Dans le salon de sa maison de Santiago, vendredi, l’avocat a la mine grave face au tournant annoncé. Les foyers de préoccupation sont nombreux : « Dérégulations sur l’environnement, aggravation de la militarisation du sud du Chili [où des communautés autochtones sont en conflit avec l’État], soutien aux policiers auteurs de violences, discrimination des femmes des minorités sexuelles, des migrants… » Et bafouement de la mémoire. Mardi soir, Rodrigo Bustos a entendu la candidate Jeannette Jara évoquer lors du débat télévisé l’histoire de Cecilia Bottai, torturée pendant la dictature par un responsable du renseignement, Miguel Krassnoff, aujourd’hui en prison à 79 ans. « Kast risque de le gracier, s’indigne Rodrigo Bustos. Il est allé le visiter plusieurs fois et a dit qu’il ne croyait pas à tout ce qui lui est reproché. » Dans un contexte de négationnisme croissant, ni son passé ni sa filiation ne lui portent préjudice. José Antonio Kast est le fils d’un officier nazi réfugié au Chili et le frère du ministre de Travail de Pinochet et il a lui-même milité pour le maintien du dictateur, en 1988. Le politicien est désormais bien installé. Député entre 2002 et 2018, il a fondé le Parti républicain en 2019. Sa structure est devenue la première force de la Chambre des députés après le scrutin législatif du 16 novembre. L’obligation de vote récemment réintroduite fera de lui président le mieux élu de l’histoire du Chili s’il l’emporte.

Il devra prendre en compte les sensibilités du front qui s’est formé derrière lui. Après le premier tour, il a reçu le soutien de la candidate de la droite traditionnelle Evelyn Matthei (12,46 % au premier tour), de Johannes Kaiser à l’extrême droite (13,93 %), de la famille de Sebastián Piñera, président de droite décédé l’an passé, et, plus étonnant, de l’ex-chef de l’État Eduardo Frei. Ce qui a valu à ce dernier de se voir suspendu de son parti de centre gauche, la Démocratie chrétienne.

Une victoire de Kast, qui serait investi le 11 mars 2026, « ne peut qu’augmenter la conflictualité », prévoit Rodrigo Medel, politologue de l’université du Chili, qui décrit une « paix sociale » durant le mandat du socialiste Boric. L’entre-deux-tours a toutefois été marqué par l’apathie, sans grande mobilisation contre l’extrême droite. La gauche est fragilisée par l’échec du processus de révision constitutionnelle de 2022, pour remplacer la Loi fondamentale toujours en vigueur depuis Pinochet, et qui faisait suite au grand mouvement social de 2019.