Le compositeur bolivien Carlos Gutiérrez Quiroga et l’ensemble avant-gardiste fondé en 1979, remarqués au festival Musica de Strasbourg, ravivent remarquablement des musiques ancestrales autochtones proches de la disparition.
Il y a quelques années, le compositeur bolivien Carlos Gutiérrez Quiroga a fait le voyage depuis le Venezuela jusqu’à Paris pour consulter des enregistrements effectués à La Paz, entre 1959 et 1964, par l’ethnologue français Louis Girault. A la BNF, on l’a reçu avec tous les égards, mais aussi une certaine gêne. «Ce sont des enregistrements très précieux, qui contiennent des expressions musicales introuvables ailleurs parce qu’elles ont disparu depuis, raconte le directeur musical de l’Orquesta Experimental de Instrumentos Nativos. J’ai demandé qu’on m’en fasse une copie, mais c’est extrêmement cher – 40 euros pour 15 secondes, quelque chose comme ça. Alors dans la petite cabine où on m’avait installé pour les consulter, j’ai posé mon téléphone, et j’ai appuyé sur enregistrer. Ces documents ne sont pas des statues, ce sont des fichiers très faciles à faire circuler. Je ne vois pas de raison de les laisser enfermés dans un coffre.»
Raviver
Depuis qu’il a rejoint l’Orquesta, fondé en 1979 par son aîné Sergio Prudencio pour établir un pont direct entre la musique contemporaine et les expressions autochtones Aymara et Quechua, Quiroga n’a eu de cesse de collecter les documents entreposés dans les bibliothèques à travers le monde, dans une singulière lutte contre leur disparition. Car il ne se contente pas de les rassembler sur un disque dur. Il les « réactive » (son propre terme). Comme avec ce vieux style musical de La Paz, éteint avec les années, et qu’il a appris avec des jeunes musiciens de l’Orquesta pour aller le jouer dans le quartier même où Louis Girault l’avait enregistré. « Il s’est passé un truc fabuleux. Les aînés, dont certains avaient joué cette musique dans le passé, ont commencé à se joindre à nous.»
La semaine dernière au Maillon de Strasbourg, où l’Orquesta, à l’invitation du festival Musica, se produit en quatuor, des QR codes ont été distribués au membre du public redirigeant vers divers documents sonores, destinés à être joués sur leur téléphone pendant la dernière pièce, Lujma, composée par Gutiérrez. On visualise un cortège de fantômes circulant dans les ondes des flûtes (sikus, flûte de pan ou tarka) – mais aussi une allègre cacophonie. Car le public a également été invité à participer, après une formation expresse au beau milieu du récital, avec des flûtes de fortune (un simple bâton de bois creusé) : la mission fixée par Carlos Gutiérrez Quiroga pour l’Orquesta Experimental de Instrumentos Nativos avec « Contra la extinción » est non seulement de raviver la musique ancestrale des Andes, mais aussi le genre de raout populaire dans lesquels elle s’est toujours exprimée. Et par là de réinventer un peu le concert, en y laissant entrer le bazar de la vie, du passé, du présent, du futur.
En Bolivie, l’Orquesta Experimental de Instrumentos Nativos (OEIN) est un ensemble de musique contemporaine bien particulier. Créé en 1980, il s’est consacré à la préservation des traditions musicales des Andes, et en particulier celles du peuple autochtone Aymara, tout en créant des œuvres nouvelles. Avec leurs sikus (flûtes de pan) et d’autres instruments traditionnels, des membres de l’OEIN partagent leurs pratiques et savoirs tout en nous sensibilisant aux politiques de décolonisation en Amérique du Sud. Ils se produisent sous la forme de « deux paires », en référence directe à une pratique ancestrale : jouer en duo dans un équilibre fondé sur la réciprocité.
D’après Strasbourg Journal