« Imallayki-kuwintullayki, quels contes as-tu apportés ? » : Telle est la formule magique qui ouvre la réserve ta-qi des légendes-épis de la conteuse quechua Ch’aska Eugenia Anka Ninawaman. Conteuse traditionnelle, mais aussi poétesse et chercheuse en anthropologie, c’est une invitation dans le monde et la cosmogonie quechua que nous offre l’auteure à travers ce bel ouvrage illustré et trilingue.
Photo : Harmattan
« Je suis née dans la communauté de Ch’isikata, province de Yauri-Espinar, dans la région de Cusco, au Pérou. Ce sont les gens-runa de ch’isikatas et les non-êtres-runa suprahumains qui ont tracé mon chemin de conteuse ». Ce sont dix légendes, dix histoires que la conteuse égraine à l’image du peuple du maïs et qui se déploient au fil des pages, se métamorphosant sous nos yeux en animaux magiques du cœur des Andes péruviennes. Les frontières sont mouvantes entre les mondes et du mythe à la réalité il n’y a parfois qu’un pas, qu’un regard, qu’un mot. Saviez-vous que dans les Andes vivent des jeunes filles dont les pieds sont pourvus d’yeux qui leur indiquent le chemin, que les oiseaux tombent amoureux et les demandent en mariage et que les jeunes garçons se transforment en animaux ?
Dans cet ouvrage, textes et dessins se complètent et communiquent : le ton et le trait sont légers, et l’humour aussi coloré que les personnages qui naissent sous nos yeux. Les chansons et les mots de quechua qui parsèment le texte sont autant d’invitations à rêver que de réseaux magiques portés par des sons et des écritures que l’on ignore mais que l’on imagine et que les traductions nous facilitent, comme des ponts entre les époques et les civilisations.
« Quand on brûle ses maisons de papier, la mémoire trouve refuge dans les bouches qui chantent les gloires des hommes et des dieux, chants qui d’homme en homme survivent, et dans les corps qui dansent au son des troncs creux, des carapaces de tortues et des flûtes de canne », écrivait Eduardo Galeano à propos de la destruction des livres des civilisations amérindiennes lors de la Conquête.
Mémoire vivante donc, polyphonie de voix qui résonnent dans ces dessins et ces histoires. À l’heure où les langues indigènes sont menacées et où les derniers contes disparaissent avec ceux qui les racontaient, la mission de la conteuse est claire : « j’avance chargée de mon paquet de contes (…) Si je veux poursuivre ma route, il me faut en semer à nouveau (…) : je dois désormais leur donner forme dans des livres d’or-d’argent quri qullqi ».
Clémence DEMAY
Ch’aska Eugenia Anka Ninawaman, Oiseaux amoureux et séducteurs, coll. La Légende des mondes, l’Harmattan, 2019. Traduit de l’espagnol en français par Claire Lamorlette.