La politique agricole argentine au cœur du film Le Grain et l’ivraie réalisé par Fernando Solanas

Fernando Solanas voyage caméra aux poings à travers sept provinces argentines à la rencontre des populations locales, d’agriculteurs et de chercheurs. Le film Le Grain et l’ivraie raconte alors les conséquences sociales et environnementales du modèle agricole argentin : agriculture transgénique et utilisation intensive des agro-toxiques (glyphosate, épandages, fumigations) ont provoqué l’exode rural, la déforestation, la destruction des sols mais aussi la multiplication des cas de cancers et de malformations à la naissance.

Photo : Nour films

Fernando E. Solanas, prénommé familièrement Pino, a commencé sa carrière durant la dictature militaire (1976-1983) par le film révolutionnaire L’Heure des brasiers coréalisé avec Octavio Gaetino en 1968. La projection devait durer toute une journée en alternant avec des temps de discussions. Exilé en France, il réalise entre autres Tangos, l’exil de Gardel en 1985. Après son retour, ce seront Le Sud en 1988, puis Le Voyage en 1992 qui verront le jour au cinéma. En 1991, le réalisateur est victime d’un attentat alors qu’il siégeait comme député du parti de centre gauche Frepaso. Aujourd’hui, il est sénateur. Parallèlement à sa carrière politique, il réalise des films documentaires et politiques sur la crise économique argentine. Seuls ses premiers films ont été projetés en France, Mémoire d’un saccage et La Dignité du peuple en 2004.

Cette fois, son film porte sur la dénonciation et la corruption de la politique agricole. Son récit met également en lumière l’alternative d’une agriculture écologique qui permet de produire de manière saine et rentable des aliments pour tous, sans pesticides, pour reconquérir et préserver nos milieux naturels.  

Pour présenter un documentaire, rien de mieux que de laisser la parole à son auteur. «La culture intensive du soja ainsi que l’utilisation incontrôlée d’agrotoxiques a eu d’importantes conséquences sociales et environnementales en Argentine, telles que la déforestation de millions d’hectares de forêts, la monoculture et l’exode rural. La population a été exposée et contaminée par l’épandage aérien. Les contrôles sanitaires dans notre pays sont inexistants. Nous manquons également de programmes de recherche dans les hôpitaux et les universités pour étudier les effets des agrotoxiques sur notre organisme. Les témoignages recueillis sont la preuve qu’une partie de la population a été intoxiquée par les produits utilisés dans l’agriculture, auxquels il faut ajouter les effets néfastes de la nourriture produite avec des produits chimiques tels que les conservateurs, les colorants, les antibiotiques ou les hormones. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les céréales qui sont produites avec des pesticides, mais également les fruits et les légumes. Une salade en apparence inoffensive a été pulvérisée avec dix à quinze pesticides.»

«Les publicités vendent les aliments pour leur apparence et non pour ce qu’ils sont en réalité. Les consommateurs achètent de la nourriture sans savoir ce qu’ils mangent. Même si vous consommez du fait-maison, le danger d’être contaminé existe quand même. Tous les aliments que nous mangeons, y compris la viande, contiennent des conservateurs, des arômes, des colorants, des hormones. Et s’il n’y a pas d’hormones, il y a des antibiotiques et des pesticides. Personne ne sait vraiment comment ni avec quoi notre nourriture a été produite. Au cours de mon enquête et de mon tournage, j’ai pu constater la désinformation absolue et le manque de contrôle sur la fabrication des aliments que nous mangeons.» 

«Tous mes films sont un travail de recherche avec un objectif précis, mais ils se construisent au fur et à mesure : ici, tout s’est d’abord fait lors des repérages, des prises de contact avec les victimes, les agriculteurs, les professionnels, c’est-à-dire avec les personnages du film. Ce n’est que plus tard que nous sommes revenus les voir pour tourner. Tout ce processus enrichit et modifie le film en permanence.»

«Depuis mon premier film L’Heure des brasiers, nous avons pris le parti de défendre les marginaux, ceux qui se font exploiter, ceux qui ont été agressés, ceux que l’on entend jamais. La voix de ceux qui ont le pouvoir, de ceux qui jouent avec la santé de la population, nous l’entendons tous les jours à la télévision ou dans les journaux. Mes films documentaires ne sont pas vus à la télévision en Argentine, ni dans les multiplexes commerciaux de mon pays, et sortent uniquement dans les salles indépendantes de l’Institut du Cinéma (INCAA). La majeure partie de leur diffusion a lieu dans des circuits culturels ou institutionnels : ils sont montrés dans les écoles, les universités, les syndicats et les ONG…»

«Depuis des siècles les peuples autochtones souffrent de tous les types d’injustice et la plus grave d’entre elles est la dépossession de leurs terres. Les indigènes sont les meilleurs gardiens de nos forêts parce qu’ils y habitent et y trouvent leur nourriture. Leurs terres sont vendues et on les expulse. Ils sont les victimes d’un génocide silencieux. Le modèle industriel agricole-transgénique-agrotoxique que nous subissons ici en Argentine est le même que celui de l’ensemble des peuples d’Amérique latine, d’Europe, du Canada ou des États-Unis. Cela fait plus d’un demi-siècle que l’industrie chimique a envahi l’industrie alimentaire avec ses conservateurs, colorants, exhausteurs de goût, antibiotiques, …»

Solanas veut aussi que ses documentaires soient du cinéma. «La décolorisation des images, les optiques et l’écriture de la caméra font partie d’une proposition cinématographique et d’un goût. Ce n’est évidemment jamais tout à fait la même chose à chaque film même si je me suis toujours défini avec la famille des optiques grand-angle. Concernant les images désaturées, elles me paraissaient les plus pertinentes pour aller au cœur de la tragédie dans laquelle le film nous amène. J’appartiens à une génération qui s’est formée dans les salles de cinéma et qui partageait collectivement les émotions d’une projection. J’aime le cinéma et je fais des films pour le grand écran même si aujourd’hui cela va à contre sens de ceux qui voient les films sur un téléphone portable. Un auteur de cinéma, comme un peintre ou un poète, s’identifie grâce aux couleurs qu’il utilise, aux formes, aux mots, à l’univers, aux sujets et aux personnages qu’il convoque. La langue que j’ai choisie pour ma série de longs-métrages documentaires qui a débuté avec Mémoire d’un saccage en 2004 est une fusion de genres cinématographiques : j’ai utilisé les méthodes propres au cinéma direct, au témoignage documentaire et celles de la fiction.» 

Bien entendu, le film s’adresse d’abord au peuple argentin. Contrairement à la France où de nombreux documentaires ou films peuvent nous ouvrir les yeux, l’Argentine n’a pas cette étendue d’œuvres éclairantes sur des questions écologiques. Le Grain et l’ivraie, au cinéma le 10 avril. 

Alain LIATARD

Le Grain et l’ivraie de Fernando Solanas, Documentaire, Argentine, 1 h 37 – Voir la bande annonce