Cela ne fait aucun doute, la mer des Caraïbes est bien un lien physique et immatériel entre les diverses terres, iliennes ou continentales, qui la peuplent. Qu’on y parle ou qu’on y écrive en français, en espagnol, en anglais ou dans sa langue originelle, il y existe un esprit commun. Deux publications récentes des éditions Zulma le prouvent encore une fois, le superbe Mais leurs yeux dardaient sur Dieu de la Nord-Américaine Zora Neale Hurston, qui se situe pourtant en Floride, et ce Maître-Minuit de l’Haïtien Makenzy Orcel.
Photo : Librairie Mollat/Zulma
Comment grandir dans un des pays les plus pauvres du monde, sous une des dictatures les plus cruelles, quand on voit sa mère, qui n’est peut-être pas vraiment sa mère, passer ses journées à inhaler de la colle et que la seule chose que l’on sache de son père, c’est qu’il était un jeune marin de passage ?
Tout est pourri sur cette terre, sur ce morceau d’île dominé, écrasé par l’ombre de ce Papa-à-vie, de ce «diable en costume officiel». Alors sniffer de la colle est une solution que ne rejettent même pas les esprits vaudou qui assistent les humains à la dérive. Poto, le jeune narrateur, observe d’un œil neutre (pour lui tout est habituel, il ne peut comparer à rien le spectacle d’horreur que lui présente sa ville) les corps démembrés, les boutiques dévastées et les tontons macoutes qui sont partout.
Par moments, le roman s’évanouit derrière une virulente (mais justifiée) chronique engagée : les crimes du régime montrés au premier degré, des fêtes somptueuses au Palais, qui généralement ne manquent pas de se transformer en orgies, aux condamnations à mort sans jugement à cause d’un mot déplacé. Par moments encore, on voit un citoyen ordinaire devenir un sanguinaire tonton macoute (pléonasme !). Une «impératrice» s’auto-décrit, s’auto-analyse avec une bonne dose d’autosatisfaction. C’est du baroque à dominance tragique, proche et éloigné du baroque caraïbe dont on a beaucoup parlé au temps d’Alejo Carpentier, un baroque qui multipliait senteurs, couleurs et sons, alors qu’ici ce sont les atrocités, les viols des idéaux et des corps.
Du baroque, on passe à l’hyperréalisme, à la vie quotidienne dans la rue, sans ressources. La seule chose que Poto transporte avec lui sans jamais s’en défaire, c’est son sac à dos et ses dessins. Depuis tout petit, il a ce talent mais, en dehors de sa «mère», personne ne le sait. Ce sac fait aussi sa célébrité : Poto, c’est le fou avec son sac à dos, il devient un spectacle, il danse au milieu de la chaussée. Après le départ du dictateur en 1986, si le danger de mort est moins présent pour Poto, sa situation matérielle n’est pas meilleure : la faim, toujours la faim.
Makenzy Orcel ne nous invite pas à la facilité. Son récit, haché, est cahoteux, rugueux, comme ce qu’il montre et raconte : la vie (est-ce bien le mot ?) dans la rue, les années passées auprès d’un caïd proche du pouvoir, la solitude, toujours, une solitude qui ne le renferme pas sur lui-même, le très beau portrait d’une femme aimée et délaissée, avec ses douleurs et sa force, le prouve.
On peut lire ce roman comme de l’hyperréalisme, comme la description impitoyable d’une ville dans un éternel chaos ou comme la vision symbolique d’un pays à l’abandon livré à la folie. Tout est possible, aussi, pour le lecteur.
Christian ROINAT
Maître-Minuit de Makenzy Orcel, éd. Zulma, 320 p., 20 €.