Des dizaines de morts à l’origine du rassemblement «pour la paix et la justice» au Nicaragua

Le président de gauche, Daniel Ortega, a dû faire face à la plus violente mobilisation sociale depuis son retour au pouvoir, il y onze ans. Dans un climat de rage et de saccage, les émeutes populaires ont été férocement réprimées par la police et se sont achevées dans un bain de sang dont le bilan provisoire est de 43 morts et une centaine de blessés. Un rassemblement «pour la paix et la justice» a eu lieu le samedi 28 avril à Managua.

Photo : Nodal

Lancé au départ par les étudiants contre une réforme des retraites, l’explosion sociale avait commencé le 18 avril dans plusieurs villes du pays et s’est transformée rapidement en une mobilisation générale. Accusés de corruption, de «confiscation du pouvoir» et d’assassinats, l’ancien guérillero sandiniste et son épouse, la vice-présidente Rosario Murillo, ont été la cible du désormais célèbre cri d’indignation populaire adopté par les sociétés latino-américaines depuis la crise argentine de 2001 : Que se vayan ! («Qu’ils s’en aillent !»).

Dans les actes de violence de ces derniers jours, le gouvernement est le responsable d’«une violation massive des droits de l’homme lors des manifestations, y compris la mort et la torture des jeunes pour décourager leur mobilisation», a déclaré Vilma Nuñez, directrice du Cenidh (Centre nicaraguayen des droits de l’homme). «Nous avons été torturés […] Plus nous pleurions, plus nous étions battus», a témoigné Gilbert Altamirano, un jeune emprisonné lors des répressions policières. Après les actions les plus meurtrières, l’annonce tant attendue par les manifestants est arrivée le dimanche 22 avril : le chef de l’État fait marche arrière dans la mise en place de sa réforme, qui prévoyait de diminuer de 5% le montant des retraites afin de réduire le déficit de la Sécurité sociale (76 millions de dollars).

Mais, si l’application du décret présidentiel sur cette réforme très controversée a été suspendue, l’inquiétude généralisée reste claire et présente. Ce qui tourmente le plus les Nicaraguayens, selon les analystes, c’est «la hausse permanente des tarifs d’électricité et du carburant, les suppressions de postes dans le secteur public et la réduction des mesures d’aide sociale», sans oublier le manque de liberté d’expression. Mais, le plus grave est l’absence d’un projet de croissance capable de remettre sur pied la société toute entière. Et on voit mal comment le gouvernement Ortega pourra prendre les difficiles décisions qu’attend son peuple, sans que la désobéissance civile et la violence s’intensifient dans l’imbroglio institutionnel et politique qui paralyse le pays.

«Le gouvernement est totalement d’accord pour reprendre le dialogue pour la paix, pour la stabilité, pour le travail, afin que notre pays ne soit pas confronté à la terreur que nous vivons en ces moments», a déclaré Daniel Ortega à la télévision nationale. Selon lui, derrière les émeutes se trouvent les États-Unis.

Il n’y a de quoi s’étonner. Un bref aperçu historique montre que les griffes étasuniennes ont marqué le Nicaragua – comme le reste de l’Amérique du Sud – depuis le milieu du XIXe siècle, soit à l’aube des structures fédérales qui ont posé les bases de toutes les républiques latino-américaines. À cette époque, les États-Unis et la Grande-Bretagne s’intéressèrent à la position stratégique du Nicaragua sur la route de l’isthme, le lien indiscutable entre l’océan Pacifique et l’Atlantique. En 1909, le dictateur libéral José Santos Zelaya fut renversé par une rébellion conservatrice financée par les États-Unis. Les «marines» restèrent au Nicaragua jusqu’en 1933, combattus et expulsés par la guérilla nationaliste du général César Augusto Sandino (d’où la «révolution sandiniste»). Après avoir déposé les armes, avec l’intention de sceller la réconciliation nationale, Sandino fut trahi par le gouvernement proétasunien de Juan Bautista Sacasa (1933-1936), assuré de la protection des officiers de la Garde nationale formée par les États-Unis : Anastasio Somoza, chef de la Garde, fait assassiner le héros national et prend le pouvoir en 1936. Dès lors la dynastie de Somoza, allié indéfectible des États-Unis, règne par la terreur sur le Nicaragua jusqu’en 1979, lorsque le Front sandiniste de libération nationale (FSLN), soutenu majoritairement par la population, prend le pouvoir. Vainqueur aux élections de 1984, et influencé par l’expérience cubaine et soviétique, le FSLN suscite l’inquiétude du gouvernement de Ronald Reagan, qui finance la guérilla antisandiniste.

Seize ans après avoir dû céder le pouvoir à son adversaire de droite – Violeta Chamorro – après une défaite électorale en 1990, Daniel Ortega, le candidat du Front sandiniste de libération nationale qui a présidé le Nicaragua de 1979 à 1990, est arrivé en tête des élections. À présent, l’ancien ennemi communiste de l’administration Bush accuse les organisations extrémistes des États-Unis de financer les groupes politiques opposés à son gouvernement[1], parmi lesquels se trouverait une grande partie des manifestants : leur but est de «semer la terreur, semer l’insécurité et détruire l’image de Nicaragua après 11 ans de paix, afin de prendre le pouvoir», a-t-il déclaré.

Curieuse coïncidence ou le résultat des enjeux géopolitiques ? À l’égard des faits historiques, on pourrait se demander si, en effet, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump marque la rupture de la vague socialiste qui a gouverné pendant les deux dernières décennies la plupart des pays du dit «Cône sud», cette partie du continent qui semblait vouloir rompre avec le schéma néolibéral imposé par le FMI et prendre ses distances avec le grand voisin du Nord.

Quoi qu’il en soit, la crise sociale qui secoue le Nicaragua, à laquelle s’ajoutent le mécontentement, le manque de confiance dans les institutions et la persistance de la pauvreté dans la plupart des pays du continent, semble être le coup d’envoi d’une mutation considérable d’une partie de l’Amérique du Sud en pleine ébullition. Alors, si depuis quelque temps nous assistons à la chute du mythe socialiste, et considérant les propos précédents, peut-on extrapoler d’un continent à l’autre et parler d’un Printemps latino à l’état embryonnaire, à l’instar des manifestations populaires à l’origine du «Printemps arabe» ?

Eduardo UGOLINI

[1] Dans différents pays, «Wall Street décide qui sera président». (Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie)