Nicaragua : le régime « démocratique » de Daniel Ortega se débarrasse de 222 opposants politiques

Ces militants dissidents ont été libérés et expulsés vers les États-Unis dans le cadre d’une « libération conditionnelle humanitaire ». Selon la justice de leur pays, ces « traîtres à la patrie » étaient coupables de « complot visant à porter atteinte à l’intégrité nationale ». Le sort des déportés et l’avenir du clergé inquiètent le pape François.

Photo : Blog Padre Fortea

Violation du droit international, répression des manifestations antigouvernementales, harcèlement et persécution des évêques et des prêtres au franc-parler contraint à l’exil. Ce sont les mesures qui garantissent à l’administration de Daniel Ortega et Rosario Murillo, sa femme et vice-présidente du pays, une certaine « stabilité institutionnelle ». Mais, pour combien de temps après le sanglant mouvement social du printemps 2018 ?

C’est lors de ces terribles journées, dont la répression fit 355 morts, que la plupart des 245 opposants au régime ont été arrêtés et emprisonnés. Or, à la surprise générale, le jeudi 9 février, 222 de ces prisonniers politiques ont été libérés et envoyés à Washington. Ils ont été déclarés apatrides. C’est une violation du traité signé en 1961 par les Nations-Unies, dont le Nicaragua. Dans certaines circonstances, le droit international autorise les gouvernements à mettre fin à la citoyenneté, sauf quand elle est « utilisée comme un arme politique ». Le traité précise que les gouvernements ne peuvent « priver une personne ou un groupe de personnes de leur nationalité pour des motifs raciaux, ethniques, religieux ou politiques ».

Devant l’indifférence de Daniel Ortega, l’Espagne a offert la nationalité espagnole à la totalité des expatriés, tandis que les États-Unis leur accordent un séjour de deux ans, un permis de travail et la possibilité de demander l’asile politique. La libération de ces prisonniers peut-elle favoriser un rapprochement entre Washington et Managua ? C’est en tout cas la condition préalable à une éventuelle conciliation. Comme l’a signalé le secrétaire d’État Antony Blinken qui considère la libération comme une « étape constructive vers la lutte contre les violations des droits de l’homme », avant d’ajouter que la décision « ouvre également la porte à un dialogue plus approfondi entre les États-Unis et le Nicaragua sur des questions préoccupantes ».

Ce qui donne une image édulcorée d’une dictature crépusculaire. La déportation des prisonniers serait ainsi un signe de changement de stratégie de la part de l’ex-commandant sandiniste. En effet, cette remise en liberté n’est en réalité que l’aboutissement des mois de négociations menées en toute discrétion. Ce qui peut ouvrir également la voie au dialogue avec l’Union européenne et le Vatican. L’objectif est clair : Daniel Ortega veut s’assurer une paisible retraite (il a 78 ans) et échapper aux tribunaux internationaux après un premier mandat (1985-1990) et seize ans consécutifs à la tête du pouvoir (depuis 2007). Rappelons que le Nicaragua souffre de l’un des régimes les plus répressifs du monde(1), lequel a été élu « démocratiquement » pour la quatrième fois en 2021, grâce notamment au changement de la constitution et à l’emprisonnement de sept candidats d’opposition à la présidence.

À présent, l’ancien dirigeant du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) est accusé de « dictateur », même par les représentants de l’Église. Tirer à boulets rouges sur les membres du Vatican est devenue une constante et, peut-être, un symptôme de l’épuisement politique du clan Ortega. C’est un violent réquisitoire lancé contre ceux qui ont osé critiquer ouvertement son gouvernement « totalitaire » qui peut fournir matière à réflexion. Selon Ortega l’Église « n’est pas démocratique » puisque les fidèles ne s’expriment pas dans les urnes pour élire leurs représentants : « Quelle caution morale ont-ils pour parler de démocratie ? Comme catholique, je ne me sens pas représenté. Ce sera une révolution que le pape soit élu par le peuple catholique du monde entier », a-t-il martelé le 28 septembre 2022, lors de la célébration de l’anniversaire de la fondation de la police nationale.

De son côté, le pape François s’est montré « attristé » par les persécutions qui ont poussé à l’exil de nombreux membres du clergé, à l’instar de 600.000 Nicaraguayens qui, depuis 2018, ont été obligés de fuir le pays (sur un total de 6,5 millions d’habitants). Le successeur de Benoît XVI a adressé au gouvernement Ortega un message qui, à l’égard des icaraguayens exilés, réprimés ou détenus arbitrairement, est révélateur d’une certaine impuissance papale, voire d’une manque de réalité politique et même d’un poids excessif du discours religieux, lequel peut entamer davantage la crédibilité de l’Église : « Les nouvelles du Nicaragua m’ont beaucoup attristé […]. Je prie pour eux et pour tous ceux qui souffrent dans cette chère nation et je demande vos prières. Demandons aussi au Seigneur, par l’intercession de la Vierge Marie Immaculée, d’ouvrir le cœur des dirigeants politiques et de tous les citoyens à la recherche sincère de la paix, qui naît de la vérité, de la justice, de la liberté et de l’amour, et qui s’obtient par la poursuite patiente du dialogue. Prions ensemble Notre-Dame« , a déclaré le Saint-Père dans le cadre de son message dominical, le 12 février dernier.

En espérant que l’intercession de l’Immaculée auprès du Seigneur apporte de la lumière dans les geôles et les cœurs ombrageux des répresseurs, l’évêque Rolando Álvarez a été condamné à 26 ans de prison accusé de « complot contre l’intégrité nationale ». Le juge Octavio Rothschuh, de la Cour d’appel de Managua, a expliqué qu’Alvarez a été condamné à un an pour désobéissance à l’autorité pour avoir refusé de s’exiler, à cinq ans pour propagation de fausses nouvelles, à cinq ans et quatre mois pour entrave aggravée aux fonctions et à quinze ans pour trahison à la patrie. En outre, l’évêque a été condamné à la « perte perpétuelle des droits civiques », c’est-à-dire qu’il est interdit de travailler et de s’exprimer en public. L’évêque hondurien Mgr José Antonio Canales a, quant à lui, regretté qu’en Amérique latine « il a eu beaucoup de dictatures, mais aucune n’a été aussi agressive avec l’Église ».

Rolando Álvarez fait partie des trente-huit prisonniers politiques qui restent encore au Nicaragua, dont leur seule présence semble aux yeux du gouvernement introduire une fissure dans l’ordre social. Daniel Ortega harcèle le clergé depuis 2018 car il l’accuse d’avoir soutenu les manifestations contre son régime. Or, ces derniers temps il a adopté une position ambiguë envers le Vatican. C’est une volte-face qui interroge et qui rappelle les conséquences de la politique anticléricale de Juan Domingo Perón (1895-1974). Le dictateur argentin s’était aliéné l’Église en exigeant d’elle une soumission totale envers sa personne et, fin 1954, il a provoqué le pouvoir romain en dénonçant les « marchands de la religion et l’oligarchie ensoutanée ». À cet égard et dans la configuration actuelle, on peut se demander si Daniel Ortega a tiré une leçon de l’expérience catastrophique du fondateur du péronisme (2). C’est au moins ce que permet de croire la lettre que l’ancien guérillero sandiniste et sa femme ont envoyé au souverain pontife le 10 février :

« Très Saint-Père,

À l’occasion spéciale de la commémoration du 94e anniversaire de la signature des Pactes du Latran qui réaffirment l’indépendance et la souveraineté nationale de l’État de la Cité du Vatican, ce 11 février prochain, nous sommes fiers d’exprimer, au nom du peuple et du gouvernement de réconciliation et l’unité nationale de la République du Nicaragua et, en notre propre nom, nos plus sincères félicitations à vous et à la communauté chrétienne catholique du monde. […] Avançant sur des chemins de paix et de bien-vivre, nous vous saluons en cette date qui coïncide avec les célébrations de l’apparition de Notre-Dame, la Vierge de Lourdes […] Nous prions pour vous, afin que Notre Père Tout-puissant et Notre Très Sainte Mère Marie, vous accordent Sagesse, Santé, Force et Courage pour continuer à accomplir votre Mission Sacrée. »

Eduardo UGOLINI

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1. Sur la liste de pays qui respectent les principes démocratiques, le Nicaragua occupe la 143 place sur un total de 167 selon le media britannique The Economist.

2. Six mois plus tard, le 15 juin 1955, Rome excommunie Perón : le lendemain, c’est l’insurrection des forces aéronavales qui le contraint à démissionner avant de s’exiler en Espagne pendant dix-huit ans sous la protection doré du dictateur Francisco Franco