Créateur d’une mythologie personnelle, le peintre péruvien Yandy Graffer expose à Lyon dans l’espace Loft 4-40

C’est une œuvre singulière, réflexion visuelle sur le sens de la vie dans un univers onirique et bariolé. À l’occasion d’une exposition dans l’espace Loft 4-40 jusqu’au 12 février et avant son départ pour la Floride, aux États-Unis, où il participera à une exposition internationale, chronique d’un artiste du Pop Art qui a évolué dans le milieu de l’art urbain des rues de Lima.

Photo : My Dao

Abraham Portocarrero, alias Yandy Graffer, est né en 1992 dans une oasis de la côte désertique du Pérou, à quatorze kilomètres de l’océan Pacifique. C’est là que se trouvait l’ancien siège de la vice-royauté de la Nouvelle Castille durant la période espagnole. À cette époque, du milieu du XVIe à la fin du XIXe siècle, Lima, l’actuelle capitale du pays, était le centre de contrôle des communautés indigènes et administrait l’exploitation minière pour l’ensemble des colonies de la Couronne espagnole en Amérique andine.

Ce rappel historique est nécessaire d’emblée afin de mieux comprendre le vocabulaire plastique de Yandy Graffer. Dans un pays réputé par son art précolombien, un patrimoine légué par une grande diversité de civilisations, la question centrale du présent article sera donc de savoir comment l’héritage indigène contribue aujourd’hui à forger une identité personnelle pour un jeune artiste latino-américain dans un monde de plus en plus sophistiqué qui regarde essentiellement vers l’avenir.

À Lima, Yandy Graffer a exposé dans différentes galeries. En 2015, son œuvre a été doublement primée, il a reçu le prix « Van Classic » et le deuxième prix du concours national « Las Paredes Hablan » (Les Murs Parlent). Des débuts prometteurs pour ce jeune artiste qui, à peine trois années auparavant, s’était inscrit à l’École Supérieure des Beaux-Arts de Lima. Initiative remarquable, surtout pour un jeune issu d’une famille modeste d’un quartier de la banlieue de la capitale. Pour gagner quelques sous, pendant son adolescence, tandis que sa mère cuisinait et vendait ses préparations au marché et à la sortie des écoles, Yandy donnait un coup de main dans l’atelier de réparation de bicyclettes de son père. Il aime rappeler que, depuis tout petit, les vis et les écrous furent ses premiers moyens d’expression pour créer des personnages-robots.

En ce qui concerne la genèse de sa passion pour la peinture, il confesse que l’envie de peindre lui a été inculquée par un programme de Disney diffusé par les chaînes de télévision latino-américaines (« Art Atack », dont le présentateur était un adolescent qui montrait des différentes techniques de dessin.) Comme la plupart des créateurs célèbres, Yandy a gardé un mauvais souvenir de sa relation avec l’éducation scolaire, surtout avec les mathématiques. Il raconte comment, alors qu’il suivait ses études secondaires, il découvrit ses voisins en train de peindre sur les murs de la ville. « C’est exactement à cette heure-là, devant les œuvres de mes voisins que ma décision était prise ». À partir de ce choc initial, vers les dix-sept ans, il commença à caresser le rêve de devenir artiste. Après l’école secondaire et une année d’études d’infographie, prenant conscience qu’il devait élargir son intérêt et diversifier sa formation, il s’inscrit donc aux Beaux-Arts en 2012.

La découverte du Street-Art lui a ouvert les yeux sur l’environnement quotidien mais aussi sur la société. Pour la première fois, la rue devient le théâtre d’un univers toujours surprenant, où le milieu du graffiti fusionnait avec les pochettes et les affiches des groupes de musique Chicha (cumbia andine) au chromatisme criard. Cet attrait pour la couleur de l’art urbain, Yandy le partage alors avec d’autres artistes de rue qui l’ont aussi aidé dans son parcours, et qui ont également exposé dans des galeries. Mais c’est surtout une rencontre qui l’a littéralement catapulté sur la scène artistique, une rencontre mémorable qu’il compare à celle de Jean-Michel Basquiat avec Andy Warhol : Jaime Higga. Cet artiste péruvien d’origine japonaise l’a pris sous son aile, il l’a invité d’abord à exposer dans sa maison-galerie et s’est occupé ensuite de trouver d’autres salles d’exposition comme le Centre culturel sino-péruvien et l’ICPNA (Institut culturel péruvien nord-américain).

Mais revenons au patrimoine culturel précolombien du pays. Car une partie de la jeunesse péruvienne de la capitale (en particulier la nouvelle génération d’artistes plastiques et de musiciens) commence à s’approprier ce passé riche et diversifié. Il faut rappeler ce qui fait aujourd’hui la gloire du pays andin, au niveau international, à savoir la renommée de l’Empire inca et de sa citadelle emblématique Machu-Picchu. Or, les Incas, à l’instar des Aztèques du Mexique, représentent l’apogée, avant l’arrivée des conquérants espagnols, d’une évolution sociale et culturelle dont les origines remontent à environ plus de trois millénaires. Ainsi, le long de la côte désertique du Pérou, et sur les plateaux boliviens, on compte jusqu’à sept zones culturelles principales pendant la période appelée Intermédiaire ancien, celle qui précède la formation de l’Empire inca (~ 400 av. J.-C. – 900 apr. J.-C.).

Pendant des siècles donc, Chavin, Paracas, Pachacamac, Mochica, Nazca, Chimu, parmi d’autres civilisations, ont occupé le territoire péruvien. Les fouilles archéologiques ont mis au jour des objets en céramique, des textiles décorés de peintures polychromes, de personnages mythiques et de motifs floraux. Certains tableaux de Yandy, surtout ceux de ses débuts, laissent en effet transparaître une certaine inspiration de ces patrimoines inestimables qui suscitent l’admiration dans de prestigieux musées du monde entier (Lindenmuseum de Stuttgart, Textile Museum de Washington, Museum of Natural History de New York, etc.) « Au début oui, reconnaît-il, mais à un moment donné je me suis posé la question : Est-ce que cela reflète mon identité ? Est-ce que cela fait partie de ma réalité ? Quand je fais de l’art, je me pose toujours la question suivante : ces images d’un temps révolu, est-ce que je les sens intimement ? En tant que Péruvien, oui, je les ai vus toute ma vie, cependant je ne peux dire aujourd’hui que ce passé me représente vraiment car j’ai grandi dans une culture créole ».

Pour un artiste en pleine période de formation, dans cette diversité de cultures et de traditions qui distingue le Pérou d’autres pays de l’Amérique, la quête d’une identité propre et originelle est une question vitale. Ainsi, l’art de Yandy Graffer révèle à la fois un aspect poétique et métaphysique de sa conception de l’existence. Comme l’indique le titre de ses œuvres : Semer la vie et récolter l’avenir ; Le voyage ; Sentir ; Et la pluie reviendra avec des larmes ; La Magie. La toile devient ainsi une arène où Yandy mène son combat personnel, une sorte de quête philosophique à partir de sa réalité intérieure. Ce travail sur soi-même, l’artiste péruvien le représente par le biais de son alter ego, un personnage hybride créé au début de ses études aux Beaux-Arts.

Associé à la culture urbaine Hip Hop, ce personnage pictural est un métis qui incarne le stéréotype d’une importante population créole établie à Lima. Ni noir ni blanc, c’est un mélange de sang espagnol et péruvien, mais aussi africain, issu des descendants de l’époque de l’esclavage. Sur ce dernier point, ce n’est peut-être pas par hasard que sa chevelure à stries (voir photo) rappelle les masques de l’Afrique occidentale, notamment celles des deux grands fournisseurs d’esclaves, le Congo et l’Angola. De fait, beaucoup d’Afro-Péruviens habitent dans la capitale du pays, et même dans la famille de Yandy, ce qui apporte une richesse indéniable pour un artiste, à condition de savoir l’intégrer dans son processus créatif. Comme il le dit lui-même, « en grandissant, ça m’a posé des questions, car je ne suis pas noir alors que c’est le cas d’une partie de ma famille : mes cousins, et surtout celui qui m’a beaucoup marqué dans mon enfance, mon grand-père maternel », avant de conclure : « C’est ce qui est beau en Amérique latine, la diversité de cultures provenant de tous les continents ».

En effet, le Pérou accueille également une importante communauté japonaise. Or, pour un jeune garçon qui s’interroge sur son identité, ce creuset d’ethnies couplé à un lourd passé précolombien peut être à la fois beau et déstabilisant. « Qui je suis, c’est une question existentielle surtout quand tu commences à créer ton propre univers dans le domaine de l’art, ou de la culture en général. Et c’est grâce à mon personnage, mon alter ego, que j’ai trouvé un support ou une voie pour canaliser ma recherche personnelle sur mes origines, la relation avec ma famille, mon grand-père d’origine afro-péruvien qui a eu une grande influence sur mon imaginaire. Par ailleurs, il faisait de la pêche artisanale et, en grandissant, j’ai pris conscience de l’existence de la pêche industrielle, et qu’il fallait respecter les normes concernant la taille des poissons. »

Malgré le poids ethnopsychologique inhérent à ce riche passé, Yandy a réussi à intégrer cette réalité sociofamiliale dans ses tableaux. Ainsi est née une mythologie personnelle aux sonorités Hip Hop latino-américaines et espagnoles qui s’est enrichie, il y a cinq ans à Lyon, avec la naissance de sa fille. Conception, naissance, développement. Désormais, le fait d’avoir créé en quelque sorte « la vie » représente pour Yandy une nouvelle thématique à incorporer dans sa démarche artistique. Dès lors, il s’intéresse à l’évolution de la vie et de la matière, mais aussi et surtout à comment faire le pont entre son passé et sa nouvelle vie en France, comme il le dit lui-même : ces « sujets sur lesquels je travaillais jusqu’alors, comme l’identité nationale et l’identité personnelle au sein d’une famille de différentes origines. » C’est à ce moment que Yandy commença à créer son « univers parallèle » mais à caractère universel puisque, pour attirer l’attention des gens en France, il lui fallait trouver un lien, « un connecteur, pour donner une idée plus complète de ma personne, latine et cosmopolite en même temps. »

La naissance de sa fille lui a donc donné l’idée d’un nouveau personnage, dont un petit nuage au visage souriant en est la genèse. Ce visage heureux évolue en forme de pomme, puis se transforme en poisson : le « poisson-fruit ». On retrouve ainsi l’allégorie d’une partie de ses racines, le fruit de la mer qui rappelle le travail de pêcheur de son grand-père. Par ailleurs, dans une cosmogonie imagée où toutes les énergies interagissent avec la terre, l’air, le feu et l’eau,  l’idée d’incorporer le concept de « naissance » lié à celle de sa petite fille est également à l’origine d’une métaphore autour de la plante de maïs. Céréale emblématique du continent américain, si chaque grain de maïs porte en lui une plante à l’état latent, aux yeux de Yandy ce cycle biologique rappelle la légende des « Fils du maïs » d’où seraient nés les peuples autochtones de l’Amérique latine.

À partir de cette légende, dont la déesse maya de la fertilité (Chicomecoatl) est l’exemple le plus représentatif (1), Yandy élabore sa propre théorie de l’évolution : les grains se détachent de la rafle et restent suspendus dans l’air, ils se transforment d’abord en fruits, puis en poissons et ensuite en reptiles et enfin en oiseaux. Cette théorie de l’évolution se retrouve dans son tableau Hijos del Maiz (« Les fils du Maïs ») où son alter ego porte dans son cœur un épi de maïs qui s’ouvre au monde laissant jaillir l’amour et la vie. C’est une image assez touchante, qui rappelle de loin l’iconographie du Sacré-Cœur de Jésus, symbole de l’amour divin.

Enfin, Yandy Graffer expose régulièrement en Espagne et en France et, en mars prochain, aux États-Unis, en Floride (Musonium Gallery, Tampa). C’est désormais à Lyon que ce jeune peintre pourra donner la mesure de son talent. Ses débuts ont été très encourageants : après seulement quelques mois de résidence dans la capitale de la Gaule, la galerie Clémouchka de la Croix-Rousse lui ouvrit ses portes (2017), et ce fut un véritable succès grâce à la vente de la totalité de ses tableaux. Engagé dans un collectif d’artistes, La cité des Halles (@La_cite_des_halles), il continue à développer son univers personnel, dont une partie se retrouve dans la série de tableaux exposés actuellement à Lyon, dans l’espace Loft 4-40, jusqu’au 12 février. Pour en savoir plus @yandygraffer.(2)

                                                     Eduardo UGOLINI

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1. Voir sur notre site : « Une découverte archéologique au Mexique »

2. Artist manager : Dao Thi My, contact@tia-talent.com (+33) 7 68 61 83 85