« Vincent, le corbeau dans le champ jaune », le regard de Verónica Vega, écrivaine cubaine

Plus de 130 ans après sa mort, Vincent Van Gogh occupe une place centrale dans l’histoire de l’art. Génie absolu, artiste maudit, fou visionnaire tout a été dit de celui qui attendait « un jour de victoire ». Cependant, alors qu’une originale exposition fait le tour de la planète1, l’écrivaine cubaine dissidente Verónica Vega pose un regard à la fois cru et poétique sur le peintre néerlandais. Ce texte a été publié dans la revue indépendante cubaine El Estornudo2.

Photo : Oscar Gianfredo

«Un jour, cependant, ceci aura plus de valeur que  ce qui nous coûte l’achat de la couleur et ma vie, qui est en vérité très pauvre. » Vincent Van Gogh, lettres à son frère Théo.  La première fois que j’ai vu la photo d’un de tes tableaux, j’ai eu l’impression d’avoir reçu un coup de poing. Physiquement et de face. Ce n’était même pas un portrait, juste l’étude d’une chaise dessinée avec ton pinceau blessant, atroce. Mais la vérité est un droit qu’on s’arroge dans l’intimité de soi-même, comme une décharge biologique. Comment peut-on se fier à quelqu’un sans cette dose de vanité élémentaire ? Quelqu’un qui ne craint pas de montrer la beauté de la laideur, le prix d’être désespérément humain. Et ainsi est ton visage sur chacun de tes portraits : « vase cassé », avec une odeur à sueur, à l’âpreté des champs de Arles, le « mistral impitoyable », la faim, les moustiques.

Même pas le christianisme, dans lequel tu t’enrôles comme un soldat du Bien, peut t’opposer de la résistance. Ce n’est pas ta « soif des consolations de l’Évangile » mesurée, idoine, c’est l’idéal franciscain de la simplicité, consanguinité avec le pauvre, un geste qu’on interprète comme du fanatisme. Mais la recherche initiée par des halètements frénétiques, ne s’arrêtera jamais. Tu portes le stigmate de l’interrogation. Tu dis : « L’art est beau, si on pouvait retenir ce qu’on a vu, la nourriture pour la pensée ne manquerait jamais, on ne serait jamais véritablement seul, jamais seul ». C’est ça le grand problème, retenir ce qu’on a vu. Tu te transformes en prédateur de la forme, de la lumière, de l’aura. Et les couleurs sont l’émancipation de ce qui fuit : le corbeau, l’étoile, un tournesol qui se contracte entre la plénitude et l’agonie. C’est avec raison qu’on t’appelle le peintre de ce qui est invisible. Une partie de chasse plus impitoyable que celle des impressionnistes à la poursuite de la lumière.

Le missionnaire qui n’a pas trouvé la compréhension des hommes, la trouve dans les plans des champs qui se succèdent jusqu’au vertige, dans les nuages déchirés, dans les êtres anonymes et leur grossière réalité, dans les saules, dans les cyprès, dans les objets humanisés par leur simplicité ou leur désolation. Percer l’infinie cosmogonie des couleurs, sa fusion de quelques secondes dans un labyrinthe de spasmes. Se méfier du « mirage réaliste », remuer toujours vers l’intérieur, se mettre à nu dans le rouge et le vert, le souffre, la mesquinerie, la folie ou la peur. Fuir avec le cobalt, se perdre, se transformer en étoile, atome… oublier le chemin de retour.

Montrer, écorché vif, le cœur d’« un excentrique », « une nullité » qui flâne avec son chevalet sur le dos, qui s’afflige devant l’infidélité sur la toile de l’azur-gris, car ce n’est pas de la même couleur du ciel. Scruter à la surface de l’eau la marée qui monte, ramener des morceaux de boue dans les vêtements pour les examiner, accoucher un objet, un visage, un arbre fouetté par le vent, et ressentir, nonobstant, qu’« il n’y a rien de plus artistique qu’aimer les gens ».

Lutter avec cette « nature duale, de peintre et de moine » ; souffrir le poids du sacrifice de Theo, ton pont vers le monde et ton engagement moral ; fomenter ton ambition contre l’indifférence, l’acharnement des gens connus et des étranges, la lassitude, la fatigue, l’exil. Et puis la déception de découvrir que, « au lieu d’avoir dépensé autant d’argent pour faire de l’art, on aurait pu vivre, tout simplement ». Tu t’étonnes de la froideur et des divergences entre les artistes, « le peintre doit faire abstraction de toutes les ambitionnes sociales, pourquoi les peintres ne se tendent-ils les mains pour travailler tous ensemble, comme des soldats alignés sur la même voie ? » Tu rêves de transformer l’hospice en atelier communautaire pour des peintres. Comme le mépris chrétien pour le corps, la propriété, en faisant de la couleur un objet de dévotion.

Le symbolisme est un hasard congénital, c’est pourquoi le jaune t’attrape. Des champs, des natures mortes, des visages de superlative humanité et de tournesols aveuglants. C’est une couleur qui, sur le plan mystique, représente la sagesse. Tourne et tourne la question : « c’est ça tout, ou est-ce qu’il y en reste quelque chose de plus ? ». La matière picturale devrait te répondre, mais elle fuit. Elle joue entre tes doigts pour que tu deviennes un faiseur, Dieu du microcosme, réalisant des synthèses aléatoires, tandis que quelque chose échappe à ta volonté et éclabousse une tache, une ligne, un millième de second. Et une fois encore c’est l’étonnement, et l’hésitation, et l’extase et l’enfer.

C’est tout ce que tu as, ton contrepoison. Dans la convulsion « blessé jusqu’à la mœlle », la dépression, le surmenage*, la schizophrénie. « Marcher dans la solitude et le néant sans se perdre… et continuer, continuer ». C’est ta « raison de peindre », ton « droit à peindre ». C’est rendre audible le cri de la couleur et cependant découvrir que « c’est beaucoup plus ce qui me manque, infiniment, que ce que je possède ». Accablé par la culpabilité, tu tisses une autre utopie, celle de travailler avec Gauguin pour développer une nouvelle école de la couleur. Le jeûne et l’anémie te harcèlent. Tu te méfies de tes nerfs : « … enfin, je ne crois pas que ma folie soit de la persécution, car lors de mes états d’exaltation mes sentiments débouchent plutôt sur des préoccupations de la vie éternelle ».

L’arrivée de Gauguin est une explosion à fleur de peau. Les discussions électriques, dans un refuge imposé contre la pluie, accélèrent la fin. Tu l’agresses avec l’intention de le blesser, tu rentres bouleversé, tu te mutiles l’oreille. Dans l’hôpital, l’idée de l’insomnie t’effraye, le chagrin de Théo, tu ne veux pas qu’il découvre ton Arles dans ces journées sombres. Tu ne te préoccupes pas pour ton corps.

Dehors : l’incompréhension, le refus. Les habitants d’Arles te considèrent dangereux, réclament ton enfermement (une prison autour de ta prison). Tu essaies de fuir la vie. Est-il possible de trouver un raccourci ? Tu essaies de t’intoxiquer en avalant tes propres peintures. Et tu ambitionnes d’être un « fou tranquille, recouvrer de l’air, ton travail ». Tu comprends que la souffrance de l’asile d’aliénés ou de la prison se trouve au-dessus de la maladie ou de la santé. Et le vertige revient, ce qui est horizontal devient vertical, l’horizon un abîme : l’oiseau de l’angoisse déchire ses ailes sur un désert jaune. Tu es « attaché à la terre par de liens beaucoup plus que terrestres ». Un diable fallacieux, transmuté en tournesol, commence à te tenter : « la tristesse durera toujours*». Qu’est-ce qu’elle est loin la lisière !

Et l’énergie assignée à ce corps, comme n’importe quelle machine qui consomme effrénément, n’est pas suffisante pour couvrir l’énorme distance. L’oiseau jaune se calcine dans la lumière. Te jettes-tu toi-même, ou c’était un accident ? Tu plonges dans la couleur, et puis disparais. Et pourquoi pas, car la mort n’est que « locomotion céleste pour aller vers une étoile ».

Tu vois, Vincent, la tentative surhumaine de vouloir saisir l’éphémère finit pour nos attraper, elle nous intègre au tableau que nous poursuivons inlassablement. Alors que tu étais à Amsterdam, en mai 1878, de l’autre côté de la mer naissait Isadora Duncan et, cinq ans après que tu es parti, elle poursuivit la même chose, avec sa thèse de danse-prière qui cherche la transmutation du corps en lumière, légitimant ainsi l’autonomie du mouvement à l’état pur.

Aujourd’hui, les physiciens provoquent des collisions atomiques pour écraser des atomes et scruter les traces de leurs mouvements. C’est la permanence après l’impermanence : l’obsession des impressionnistes. C’est une lutte cyclique, et nous ne sommes pas aussi seuls. Il est clair que maintenant, grâce à toi, et à d’autres « fous », nous « respirons plus librement ». L’ombre a éclaté, la lumière s’est noircie, la figuration s’est ouverte, elle s’est brisée, elle s’est décomposée. Le christianisme qui t’a condamné s’est replié, le matérialisme s’est répandu, il a collapsé, il s’est transformé en terreur, en férocité, en superstition. Mais nous sommes là, en train de découvrir une fois encore la difficulté d’exprimer l’infini par une simple tache de sténographie : ce « mur invisible entre ce qu’on ressent et ce qu’on peut faire ». Nous sommes quelques-uns à continuer, comme toi, à exiger une réponse à cette question. Nous résistons à l’idée de fermer les yeux sous le soleil de midi, peu importe combien aveuglant soit sa couleur jaune.

Verónica VEGA*
(Traduction Eduardo Ugolini)

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1. Après le succès de sa première à Paris, en 2017, et sa tournée au Canada, les États-Unis et l’Argentine, l’exposition immersive à Image Totale©« Imagine Van Gogh » visite Quito (Équateur) jusqu’au 31 décembre 2022. Photographie Oscar Gianfredo, à l’occasion de l’exposition à Buenos Aires en septembre dernier.

2. Lancée en 2016, El Estornudo (@rev_elestornudo), « L’éternuement » (allusion à une « allergie chronique », selon le sous-titre) est une revue indépendante de journalisme narratif.

* En français dans le texte original de Van Gogh.

3. Verónica Vega a visité Lyon à l’occasion de sa participation au festival Belles Latinas, en 2011, avec son roman Partir, un point c’est tout, édité en français par les éditions Christian Bourgois.