Victor Jara, chanteur révolutionnaire assassiné par la junte de Pinochet

Les dix-sept années de règne du despote chilien ont débuté dans le sang. Le chanteur populaire socialiste fut l’une des premières victimes des tortures et massacres perpétrés par le régime dictatorial.

Photo : Quaranta

Quarante ans. C’est le temps qu’il aura fallu à la justice chilienne pour effectuer son travail. Le 3 janvier 2013, elle condamnait huit militaires à de la prison ferme, dont Pedro Barrientos Núñez, ancien lieutenant de l’armée chilienne vivant aux États-Unis. Le 16 septembre 1973, cet officier avait supervisé l’exécution de Victor Jara, musicien et poète, torturé et tué pour ses positions communistes sous le régime d’Augusto Pinochet. En 2009, déjà, le corps du chanteur avait été exhumé, laissant apparaître les stigmates des quarante-quatre balles l’ayant emporté, mais montrant également que, contrairement à la légende, il n’avait pas eu les mains coupées avant de mourir. Un détail ? Pas tant que cela.

Ses restes avaient ensuite été transportés dans un cimetière pour y être enterrés, la cérémonie rassemblant plus de cinq mille personnes, dont sa veuve et ses filles, suivie de trois jours d’hommage national et populaire. Car Victor Jara, en plus d’être l’une des nombreuses victimes de la dictature, est surtout devenu un symbole rayonnant à l’international, une incarnation de la dureté de Pinochet et de sa junte.

Ambassadeur culturel

Né dans la campagne de la province de Ñuble, au sud de Santiago, Victor Lidio Jara Martínez aurait bien pu devenir paysan, comme ses parents. Mais en partant étudier la comptabilité à l’université de la capitale, il découvre le théâtre, d’abord comme acteur, puis comme metteur en scène. Il y mêle déjà la musique, pare ses pièces de chansons populaires et de chants ancrés dans la mémoire collective. C’est ce qui le pousse vers la musique et qui l’amène à écrire Palomita Verte Quiero, sa première production connue. À l’université, il est également happé par une tout autre passion qui finira par avoir raison de son existence : le marxisme. Mais pour le moment, les portes lui sont ouvertes. Il devient directeur de l’Académie folklorique de la Maison de la culture de Ñuñoa et dirige l’institut de théâtre de son université.

Mais c’est la musique qui lui permet de mieux véhiculer ses idées. Dès le milieu des années 1960, il tient publiquement des propos frontaux contre l’impérialisme américain, se positionne comme un chanteur révolutionnaire, est profondément marqué par la mort de « Che » Guevara en 1967. À l’époque, le Chili est gouverné par un démocrate-chrétien, Eduardo Frei Montalva. Victor Jara, lui, soutient un homme politique qui marquera l’histoire du pays lors de son accession au pouvoir le 4 septembre 1970 : Salvador Allende. Lorsque le leader socialiste accède au pouvoir, Victor Jara est nommé ambassadeur culturel et parcourt le monde, notamment Cuba, la Suède ou l’URSS. Il s’oppose à la guerre du Vietnam, dispense des discours politiques sur des scènes gigantesques… Sa musique est reconnue dans tout le monde socialiste grâce à ses quatre premiers albums, Victor Jara et Canciones folklóricas de América parus en 1967, Pongo en tus manos abiertas en 1969 et Canto Libre en 1970.

La reprise

Bref, durant les premières années du régime d’Allende, Victor Jara est déjà un symbole musical chilien. Il devient l’un des hommes clés de la refonte culturelle du pays. Mais, dès 1972, l’administration d’Allende vacille : l’opposition de droite organise de gigantesques manifestations et blocages afin de renverser le gouvernement. Victor Jara appelle la population à faire du bénévolat pour que le train économique maintienne sa vitesse de croisière, mettant lui-même les mains dans le cambouis. Mais rien n’y fait. Le Chili s’enfonce très rapidement dans une crise financière qui met Allende en difficulté. Une reprise du pouvoir par le camp militaire chrétien semble imminente.

Le 11 septembre 1973, quatre généraux aidés par les États-Unis guident le coup d’État qui va renverser l’éphémère régime socialiste. L’un d’eux, Augusto Pinochet, chef de l’armée de terre, s’apprête à prendre le pouvoir par la force pour dix-sept années. Salvador Allende, qui a choisi de ne pas fuir et de rester au palais de La Moneda, siège de la présidence du Chili, est tué lors du bombardement du bâtiment. Des milliers de personnes sont arrêtées, soupçonnées d’organiser la lutte armée, dont Victor Jara, qui est emmené à l’Estadio Chile avec six mille autres prisonniers le 12 septembre. Commencent alors quatre jours de torture et de sévices.

L’ultime poème

Les détails de cette captivité sont sujets à débat. Il y a les légendes, les témoignages glorificateurs, les controverses entre historiens. Mais quelques certitudes subsistent : Victor Jara a notamment le temps d’écrire son ultime texte, intitulé Stade du Chili, avant de se faire briser les mains et les doigts par ses tortionnaires, puis d’être abattu d’une balle dans la tête à l’arrière du stade, sur un terrain vague. Les militaires vident leurs chargeurs dans son corps et exposent ce dernier à l’entrée de l’enceinte, comme un avertissement. Au bout de quelques jours, il est déplacé avec d’autres corps, puis identifié par des civils qui, après avoir prévenu la femme de Victor Jara, Joan, l’emmènent au cimetière municipal et l’enterrent enfin dignement.

Durant les quarante années qui suivent, Victor Jara devient un symbole de la lutte socialiste chilienne et de la violence du régime de Pinochet. En France, de nombreuses chansons sont écrites en son honneur, notamment Le bruit des bottes de Jean Ferrat ou La Samba de Bernard Lavilliers. En 2008, le colonel Mario Manríquez Bravo, chef de la sécurité de l’Estadio Chile à l’époque du coup d’État, est le premier militaire à être condamné pour sa participation aux exécutions. L’année suivante, il est établi que des militaires conscrits, dont un certain José Adolfo Paredes Márquez, ont en fait joué à la roulette russe avec la tête de Victor Jara, jusqu’à ce qu’une balle soit tirée. Il est également condamné, comme de nombreux protagonistes, jugés jusqu’en 2015. Encore aujourd’hui, la justice chilienne attend l’extradition de plusieurs militaires retraités établis à l’étranger et supposément responsables des massacres de 1973. En attendant, l’Estadio Chile a été renommé Estadio Victor Jara, en hommage au chanteur résistant.

Brice MICLET

Édité par Sophie Gindensperger