Litige « Silala » : le Chili et la Bolivie attendent le verdict de la Cour International de Justice

Une demande « totalement logique et raisonnable » selon Emerson Calderon, le secrétaire général bolivien de la Direction Stratégique de Revendication Maritime, Silala et Ressources Hydriques Internationales. Une demande « absurde » a rétorqué Antonia Urrejola, la ministre des Affaires Étrangères chilienne. Pendant deux semaines, entre le 1er et le 14 avril dernier, tous les moyens juridiques ont été épuisés pour trouver un accord à ce litige qui divise les deux pays frontaliers depuis plusieurs dizaines d’années.

Photo : Université de Chile

C’est l’histoire d’un petit ruisseau qui fait beaucoup de bruit. Il coule doucement depuis le haut plateau bolivien, où il prend sa source sur les pentes du Cerro Inacaliri, à 4 km. de la frontière avec le Chili. « Silala », tel est le nom de ce fil d’eau d’environ un mètre de largeur, avec un cours de 56 km. qui nourrit la rivière San Pedro, un bras du grand fleuve Loa situé dans la région d’Antofagasta, au nord du Chili. Chéri par les populations amérindiennes depuis des siècles, les hommes « civilisés » de l’ère industrielle ont su tirer profit du Silala depuis plus de cent ans. À cette époque-là, précisément en 1904, des accords ont été signés entre les deux pays voisins, qui se disputent aujourd’hui pour les droits et les devoirs sur l’entretien de ses canaux et l’exploitation de ses paisibles eaux.

Tout a commencé en 2016, alors que le Chili et la Bolivie n’entretenaient plus de relations diplomatiques depuis 1978, après l’échec des négociations à la suite de la demande de la Bolivie d’un accès à la mer. Pour comprendre le litige concernant le Silala, il est donc nécessaire de faire un rapide rappel historique. Car la Bolivie est devenue un pays enclavé dans les Andes, sans accès à la mer, depuis la guerre du Pacifique de 1879 opposant le Chili à la Bolivie et au Pérou. Initialement, c’est-à-dire depuis la conquête espagnole, la Bolivie, qui dépendait alors de la vice-royauté du Pérou (1542-1824), bénéficiait d’un accès à la mer. Une fraction importante du Chili septentrional actuel était bolivienne, mais après la découverte de gisements de nitrates dans la région d’Atacama, les gisements furent concédés à une compagnie britannique qui employait une main-d’œuvre chilienne. C’est alors que le Chili, peut à peu, s’est arrogé un droit d’exploitation que lui contestait la Bolivie.

Dans un premier temps, un accord signé en 1866 laissa indivise la région comprise entre le 23e et le 25e parallèle, jusqu’à ce qu’éclate en 1879 la guerre dite du Pacifique. Le Chili vainqueur, les Boliviens perdirent leur accès à la mer (1883), et les Péruviens leur province sud de Tarapaca (1853) qui fait partie désormais du Nord chilien. Devenue un État enclavé à l’intérieur des terres, la Bolivie a réclamé sans cesse le rétablissement de son accès à l’océan Pacifique perdu face au Chili. À l’issue de la guerre, le pays andin avait perdu 120 000 km2 de son territoire et surtout 400 km. de littoral le long du désert d’Atacama. «La Bolivie est née avec la mer et les deux sont inséparables : depuis son enclavement forcé, notre pays ne peut profiter des richesses et des opportunités offertes par les océans», a fustigé, en mars 2018, le président de l’époque Evo Morales. Mais il ne s’agit pas seulement de la mer : une vingtaine de militants boliviens étaient présents le 20 mars 2018 à La Haye, devant le siège de la Cour international de Justice (CIJ), affirmant que la perte de la mine de Chuquicamata(1), qui se trouve dan la zone disputée, avait de graves conséquences économiques pour les peuples indigènes du pays. Ainsi l’ancien président bolivien Eduardo Rodriguez Veltze, avait précisé que « la croissance annuelle du PIB de la Bolivie serait supérieure d’au moins 20 % si elle n’avait pas été privée d’un accès à la mer ». 

En mars 2016, Evo Morales avait déclaré que, si les diplomates chiliens restaient sourds à ses réclamations, la Bolivie demanderait aux juges de La Haye qu’ils obligent le Chili à négocier sur d’autres sujets bilatéraux non résolus, notamment celui des eaux frontalières du Silala. C’est justement ce qui s’est passé : en 2018, la CIJ a tranché en faveur du Chili en arguant que le pays transandin « n’était pas obligé légalement à négocier » un accès à la mer. Alors la Bolivie a demandé à la Cour international de justice de trancher également au sujet du Silala. Sur ce point, il est intéressant de noter que ce n’est pas une situation inédite sur le continent. Il existe un précèdent historique, en effet, lequel peut éventuellement servir à la CIJ d’argument juridique au moment de décréter un verdict : quand le Kansas et le Colorado se disputaient les droits sur les eaux du fleuve Arkansas, chacun des deux États se sont présentés devant la cour Suprême fédérale des États-Unis pour les départager(2). C’est ainsi que la Bolivie et le Chili se sont retrouvés à présent devant la CIJ.

Le ministère des Affaires Étrangères chilien a demandé au tribunal international que le Silala soit déclaré « international ». Car « en raison de la gravité, l’eau ne peut d’écouler que sur le territoire chilien », précise le texte du ministère. En conséquence, l’utilisation du cours d’eau est régie par le droit international en vigueur. Cependant, la Bolivie affirme que les « sources de Silala ne couleraient pas au Chili si ce n’est pour la construction de canaux il y a plus de cents ans ». Mais pour le gouvernement chilien, les travaux d’ingénierie réalisés avaient pour but de réduire la perte d’eau par infiltration et n’ont pas altéré le cours naturel du ruisseau. Par ailleurs, la Bolivie entend poursuivre le Chili pour son exploitation de ses eaux sans recevoir des indemnités. Rappelons au passage que le Silala représente pour la région minière d’Antofagasta, zone aride située au nord du désert d’Atacama, une ressource hydrique chilienne de première importance. 

Le 19 avril, Gabriel Boric s’est montré optimiste quant à la décision de La Haye. Le récemment élu président chilien espère que les deux pays trouvent enfin une entente cordiale pour « clore ce chapitre de l’histoire commun qui perdure depuis plus de vingt ans. » « L’intention de l’État chilien est d’avancer sur les thèmes qui nous unissent » a souligné Boric, faisant référence à la nécessité de tisser des liens avec les pays du Cône Sud afin de collaborer en différents domaines, parmi lesquels le réchauffement climatique, la pandémie de coronavirus et, plus urgent encore, trouver les moyens pour affronter la crise migratoire inédite générée par l’exode vénézuélien. Enfin, en attendant la résolution de la CNJ, dans ce climat de tension qui soulève des passions nationalistes, la table de négociations de La Haye aura eue au moins un mérite : celui de l’évolution des mentalités grâce aux pourparlers diplomatiques. C’est un exemple éclatant du triomphe des idées sur la logique des armes, justement en ce moment où la guerre fait des ravages en Ukraine et menace la paix mondiale. 

À partir de maintenant, pour le Chili et la Bolivie commence une longue attente du verdict, lequel est attendu dans le courant de 2023 – pour certains analystes, il peut prendre des années. Or, la résolution de la Cour international de justice, mettra-t-elle effectivement un point final au conflit entre les deux peuples voisins qui, tel que ses dirigeants l’ont déclaré, aspirent à une relation fraternelle ? Et quelle sera la suite pour la Bolivie, qui depuis la guerre du Pacifique n’a jamais cessée de rêver de récupérer un accès à la mer ? Le verdict de la Cour international sera sans appel, mais dans cette histoire de l’eau rien ne semble définitif, et bien que « l’eau parle sans cesse sans jamais se répéter » (Octavio Paz), les enjeux politico-économiques incitent à rester circonspects en songeant à cette maxime de Paul Morand, qui rappelle en filigrane l’un des traits marquants de la nature humaine : « l’histoire, comme une idiote, mécaniquement se répète ». 

Eduardo UGOLINI

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1. Chuquicamata est la plus grande mine de cuivre à ciel ouvert du monde. Le cuivre représente plus de la moitié des exportations chiliennes. Lorsque des séismes socio-politiques secouent le pays, c’est vers les contreforts des Andes que l’attention du marché de la finance internationale se focalise : depuis le début du XXe siècle, les fonderies chiliennes ont produit la majeure partie du métal rouge exporté dans les pays occidentaux.

2. Lors d’un discours à Kansas, en avril 1945, le président Harry Truman avait cité ce litige comme exemple pour annoncer la politique extérieure de son pays : « Il n’y a aucune raison pour que nous ne puissions agir de la même façon sur le plan international. » Plus de sept décennies se sont passées et ce propos reste toujours d’une saignante actualité.