Celia Cruz : souvenirs de la chanteuse qui a quitté Cuba, Fidel l’empêchant d’y retourner

En novembre 1967 le poète cubain Ernesto Montaner a dédié à Celia Cruz un joli poème qui débute ainsi : « Chante Celia Cruz chante, de son chant je dirais que le son de cuba s’en est allé, caché dans sa voix ». Elle est morte le 16 juillet 2003, à soixante-dix-huit ans, victime d’un cancer. L’année suivante, en 2004, les éditions Liberdúplex de Barcelone publiaient ses mémoires sous le titre Celia, Mi vida. J’en ai extrait les souvenirs qui racontent les raisons pour lesquelles elle n’a jamais pu retourner à Cuba.

Photo : Fierce Mitu

«Lors des premiers mois de 1959, nous avons essayé de continuer, comme d’habitude, mais c’était impossible. Ces mois qui suivaient l’entrée des « barbus » à La Havane étaient véritablement angoissants. Le régime s’emparait de tout : les compagnies, les commerces, la radio et la télévision. C’était la pagaille. Ils se fichaient de la liberté d’expression artistique, alors nous avons décidé, avec la Sonora, d’aller travailler au Mexique où les contrats ne manquaient pas. […]

Un jour, Mr Quevedo, le directeur de la revue Bohemia, m’a dit que Fidel « Le Diable » désirait me rencontrer : « Il veux te connaître, il raconte que dans la Sierra Madre il nettoyait son fusil en t’écoutant chanter ‘’Burundanga’’ ». Je lui ai répondu : « Si ce monsieur souhaite me rencontrer il n’a qu’à venir là où je suis. » À cette époque, Fidel s’essayait aux bonnes manières mais quelque chose en lui me dégoûtait, et je ne me suis pas trompée. […]

Un soir, à la fin de mon spectacle au théâtre Blanquita de La Havane, lorsque le public m’a applaudi, je n’ai pas attendu la fin, je me suis retournée et je suis partie car Fidel était au premier rang et sa présence me dégoûtait. En descendant vers ma loge, j’ai croisé mon directeur artistique qui m’a dit : « Celia, aujourd’hui malheureusement je ne pourrais pas te payer car tu as été la seule à ne pas saluer le ‘’comandante’’ ». Ce à quoi j’ai répondu : « Si je dois m’incliner pour de l’argent, je préfère ne pas en avoir » […]

Plus le temps passait plus la méfiance s’installait ; les amis d’hier, voire des familiers, devenaient des espions. Un frère blessait un autre frère, par peur de ce démon qui n’est rien sans la terreur. Ce genre de diable ne naît pas, il se fait et ce sont ceux qui sont manipulés qui lui donnent le pouvoir. Je ne comprends toujours pas pourquoi le peuple cubain ne s’en est pas rendu compte avant qu’il ne soit trop tard.

Fin 1959 il était clair que le spectacle traditionnel cubain avait perdu de son lustre, le régime ne l’utilisant que pour faire de la propagande. Presque toute la presse écrite avait été supprimée, remplacée par des publications officielles. Les studios de télévision et les stations de radio avaient disparues et tout ce que l’on entendait n’était que de la propagande style soviétique, discours interminables et menaçants, jugements organisés à des fins de propagandes et annonces d’exécutions, la plus grande partie sous le commandement d’Ernesto Che Guevara. Les artistes qui voulaient continuer à travailler devaient chanter les louanges du régime […]

Je n’ai jamais su vraiment comment Rogelio avait fait pour nous faire sortir du pays, avec toute la troupe de la Sonoria Matancera, tout ce que je savais c’est qu’après ce voyage nous ne reviendrions jamais à Cuba. Nous partions vers le Mexique avec un vol de la Cubana de Aviación et à l’aéroport, sans savoir que c’était la dernière fois, j’ai senti vibrer le sol de Cuba à cet instant. Je me suis retournée, j’ai vu Ollita qui souriait sur la terrasse, je lui ai envoyé un baiser. Tante Ana était derrière elle, une main sur l’épaule, pour bien lui dire qu’elle n’était pas seule. Cela m’a rassurée et maintenant je suis heureuse de ne pas avoir su que c’était la dernière fois que je voyais ma mère. Sinon, ils ne m’auraient jamais arrachée à elle  […]

Une fois sortis de l’espace aérien cubain et avant d’arriver à Mexico, Rogelio prit la parole et, me regardant dans les yeux, dit : « Messieurs, ceci est un vol sans retour. » Après un froid, certains se sont mis à pleurer. Pedro est resté calme, il m’a serré la main et je me suis mise à pleurer. J’ai quitté ma mère, j’ai quitté mon pays, quitté ma vie, ma famille et tant d’amis. Ma vie telle que je la connaissais venait de disparaître pour toujours […]

En 1961, au début de l’année, j’ai reçu de mauvaises nouvelles de santé d’Ollita, ma mère. On me disait qu’elle était si faible et malade qu’elle ne quittait plus son lit. J’ai voulu rentrer pour la voir mais le voyage ne s’est jamais fait. On ne m’a pas autorisé à lui tenir la main pour sa dernière heure. Fidel et son gouvernement ne m’ont jamais pardonné et m’ont puni de mon départ de Cuba en m’interdisant d’enterrer ma mère. Le jour de ses obsèques au cimetière de Colón j’ai ressenti une rage et une tristesse difficilement contrôlables et, ce jour-là, j’ai décidé de ne plus poser le pied en terre cubaine tant que vivrait ce régime. Au cas où il me survive, j’ai déjà acquis une concession dans un cimetière à New York. Tant que Castro sera au pouvoir je refuse d’être enterrée à Cuba, même si cela signifie que je ne reposerai pas près de mon Ollita, au cimetière de Colón […]

J’étais à Bogotá en août 1993 pour le Festival de la bière et Castro était dans les environs, invité par le président César Gaviria. Lors des rencontres avec la presse, j’ai demandé à un journaliste qui l’avait appelé ‘’président’’, pourquoi il nommait ainsi quelqu’un qui n’avait pas été élu démocratiquement, lui signifiant que Fidel Castro n’était qu’un vil dictateur. Au lieu de s’intéresser à mes affaires, les journalistes ne me posaient que des questions sur la visite de Castro en Colombie, j’ai donc abrégé la conférence de presse […]

Avant de partir je leur ai dit : « Au lieu de me poser à moi des questions sur lui, demandez à ce monsieur pourquoi il est venu jusqu’ici en avion, en dépensant plus de combustible que son peuple ne peut de toutes façons se procurer. Vous lui avez certainement déjà demandé pourquoi il était venu avec un deuxième avion, rempli de victuailles pour son usage personnel, pendant qu’à Cuba les gens meurent de faim ? Et demandez-lui aussi pourquoi les exilés cubains doivent envoyer de l’argent à Cuba pour nourrir des gens qui meurent de faim sur une île tropicale. C’est ironique de constater qu’il y a quelques années on t’envoyait pour vingt ans en prison si on t’attrapait avec un dollar, alors qu’à présent ce monsieur veut que les exilés envoient des dollars pour nourrir les gens dont il ne peut s’occuper. Il est venu en Colombie pour faire la manche, il veut de l’argent et fera tout pour en avoir. Demandez-lui aussi des nouvelles des langoustes qui abondaient à Cuba et qui ont aujourd’hui disparu. Où sont-elles parties ? À l’exportation, pour lui faire de l’argent de poche ? Sûr que pour lui, des langoustes, il y en a, mais jetez un œil sur toute la nourriture qu’il a amené avec lui en Colombie ! » Pour finir, je leur ai raconté que cet homme ne m’avait pas laissé voir ma mère mourante et que, même si j’essaie d’être une bonne chrétienne, je ne pourrais jamais le lui pardonner […]

En automne 1992, le producteur Quincy Jones nous a invitées Liza Minelli, Vicky Carr et moi pour chanter à Miami, au Sommet des Amériques, en présence de Bill Clinton et de tous les présidents d’Amérique latine. J’ai chanté le traditionnel Guantanamera et, pendant le solo de violon, j’en ai profité pour leur dire : « Chers Présidents, s’il vous plait, au nom de mes compatriotes, arrêtez d’aider Fidel Castro, qu’il s’en aille en nous laissant Cuba libre du communisme ». J’ai dit ça ce jour-là sur un coup de cœur, ça a fait scandale mais c’était nécessaire. Il y a des gens qui vont en prison pendant longtemps, dans mon pays, s’ils disent ce que j’ai dit ce jour-là. Lors de ce sommet, Dieu m’a offert l’occasion de parler à tous ces présidents, et je ne l’ai pas laissé passer, ç’eut été tourner le dos à tous mes principes. »

Mario VIDAL
Diario Chaco (Argentine) 17 juillet 2020
Traduit par Fabrice Bonnefoy