Le tennis féminin des années 1990 au cœur de «La Perfection du revers» de Manuel Soriano

On peut lire des romans sur le monde du football ou sur les championnats d’échecs, comme récemment Une partie d’échecs avec mon grand-père d’Ariel Magnus (éd. Rivage). Sur le tennis, c’est plus rare, et c’est un autre Argentin, Manuel Soriano, qui nous y invite, avec cette biographie de la joueuse argentine Patricia Lukastic, jeune prodige dans les années 90 qui a dû renoncer à sa carrière à 21 ans et qui, vingt ans plus tard, demande à l’auteur de l’aider à rédiger ses mémoires.

Photo : éd. Actes Sud

Patricia Lukastic, connue sous son surnom de Luka, est une joueuse argentine à peu près oubliée de nos jours, qui a eu une période de gloire relative dans les années 90. En 1993, elle est tout de même arrivée à la 12ème place mondiale, à 19 ans. Elle a abandonné sa carrière à l’âge de 21 ans.

Une vingtaine d’années plus tard, retirée dans une propriété quelque part en Uruguay, elle contacte le narrateur, un journaliste, car elle «souhaite raconter une histoire», son histoire, probablement.

Sans transition, on plonge dans l’univers des compétitions et dans la vie privée des joueurs de haut niveau, disons plutôt dans l’absence de leur vie privée. D’un hôtel à l’autre, dans des chambres qui se ressemblent toutes, avec pour seule ouverture un ailleurs qui leur est interdit matérialisé par la vue d’un étage élevé sur une ville qui leur restera étrangère, inconnue, et pour seule présence celle, intermittente, du père, Elián.

Elián est lui-même le fils d’un immigrant polonais qui a tout fait pour que ses deux fils aux cheveux trop blonds en Argentine fassent oublier leurs origines. Son parcours, assez chaotique, sa passion pour la compétition (les échecs dans son cas), une passion qui n’a débouché sur rien de glorieux, se transforment en un besoin de revanche qui passera par sa fille : elle devra réussir ce qui chez lui n’a été qu’une ébauche.

Rien n’est occulté, le caractère solitaire, parfois ombrageux, de Luka, les frustrations de son père, la violence des années d’apprentissage et de préparation de la future athlète, visiblement très douée, mais qui n’est encore qu’une enfant, ce qui est volontairement ignoré de tous, à commencer par elle-même. Pour parvenir au niveau souhaité, il faut souffrir, et le dressage des chiots est d’ailleurs identique… et aussi efficace, une courte scène le montre parfaitement : il s’agit d’obtenir une agressivité qui serait à la fois impitoyable et civilisée.

Le passage vers une adolescence qui dans les faits ne peut pas se réaliser (un ou une jeune champion ou championne passe directement de l’enfance à une carrière d’adulte) est fait de hauts et de bas : un tournois gagné qui ne se répète pas peut être suivi par des mois de stagnation et de désespoir, plus encore pour le père que pour la fille. Il existe même un classement pseudo-officiel des pires parents de joueurs de tennis ! Il faut dire que, sans ressources particulières, les années d’entraînement, au moment où aucun sponsor ne s’est encore manifesté, coûtent une fortune.

On ne saura jamais ‒ et c’est heureux ‒ ce qui relève de la fiction, ce qui est authentique, ce que le temps a pu modifier des souvenirs probablement racontés par la vraie Patricia Lukastic au narrateur qui les aurait retranscrits et qui les offre sous cette forme romanesque. Ce qui est sûr, c’est que le lecteur a sous les yeux un superbe roman : la biographie d’une joueuse de tennis tombée dans l’oubli, un oubli général et une analyse très fine des relations entre une championne reconnue et son père, une recréation purement romanesque du récit d’une femme mûre, un document hyperréaliste sur la vie quotidienne d’une jeune vedette des courts. Un superbe roman, vraiment.

Christian ROINAT

La Perfection du revers de Manuel Soriano, traduit de l’espagnol (Argentine) par Delphine Valentin, éd. Actes Sud, 320 p., 22,50 € (version numérique 16,99 €). Manuel Soriano en espagnol : ¿Qué se sabe de Patricia Lukastic?, ed. Alfaguara, Buenos Aires.