Guerre de clans de la drogue : où s’arrêtera l’invasion blanche qui gangrène le Cône sud? 

Alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) étudie la demande de la Bolivie de dépénaliser la consommation de la feuille de coca, la saisie de drogue se multiplie et dégénère en affrontements meurtriers. Les pays concernés envisagent un plan commun de lutte contre ce fléau qui ne cesse de progresser.

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Des différents types (sèche, humide, gazeuse, etc.) la gangrène blanchâtre se caractérise par l’aspect crayeux de la partie mortifiée. C’est l’aspect mortuaire qui gagne, lentement mais sûrement, les quartiers dits « sensibles » de l’Amérique latine où s’entasse la jeunesse déshéritée. D’après les dernières informations les chiffres peuvent varier selon les régions, mais un sicario au service de la gangrène blanche touche entre quatre-vingt et mille euros pour faire passer un « message » aux autorités : exécuter sans aucune raison un innocent dans la rue. Cela s’est passé quatre fois la semaine dernière en Argentine, un phénomène relativement récent dans ce pays jadis considéré comme un lieu de passage de la drogue vers l’Europe depuis la Bolivie. 

Le pays andin est la troisième source de stupéfiants après la Colombie et le Pérou. Depuis trois ans, la production exponentielle tient en haleine Eduardo del Castillo, le ministre de l’intérieur, et ses forces spéciales. Ainsi le 5 janvier, la région ouest de l’Altiplano a battu tous les records historiques d’opérations antidrogue : 8,7 tonnes de cocaïne ont été saisies dans le département d’Oruro. C’est sans doute un coup dur pour les finances des clans qui se disputent le lucratif marché internationale, surtout celui de l’Europe où la valeur de cette prise de première qualité, et donc susceptible d’être « coupée », peut dépasser les 480 millions d’euros. Un autre coup de filet « historique », selon le ministre de l’intérieur, eut lieu six mois plus tôt, en mai 2023, dans la région centrale du pays (Cochabamba) : vingt-sept usines de pâte de cocaïne et sept laboratoires de raffinage ont été détruits par la Fuerza Especial de Lucha Contre el Narcotrafico (FELCN). La dernière saisie importante date de la première semaine de mars 2024 : 320 kilos et une quinzaine de trafiquants appréhendés.

« Nous sommes inondés de cocaïne », s’est écriée Gabriela Reyes, ancienne directrice de l’observatoire de sécurité citoyenne et de lutte contre la drogue. La production explose, et pour preuve : 20,3 tonnes ont été saisies en 2022, contre plus de 30 tonnes l’année dernière. Les chiffres sont éloquents, la production de drogue ne cesse d’augmenter malgré la propagande officielle du président Luis Arce. En fonction depuis novembre 2020, l’ancien dauphin de Evo Morales a lancé le FELCN en croisade contre le poison andin afin de redorer son image vis-à-vis de la communauté internationale. Pourtant, l’efficacité de son programme est mise à rude épreuve par les clans qui pullulent dans la région, en pleine guerre intestine pour le contrôle du territoire. Ainsi, les spécialistes sont catégoriques : le pays doit se préparer à une « violente guerre des cartels ».

« Ce à quoi nous assistons, c’est le début d’une succession qui ne s’arrêtera par parce que la guerre entre cartels a déjà commencée. […] Il y a des clans familiaux qui vendent la production de drogue à des organisations criminelles internationales », a déclaré le général à la retraite et spécialiste de la sécurité Tomas Peña y Lillo. Les prémices de cette guerre annoncée ont déjà fait des ravages, avec des règlements de comptes, enlèvements et fusillades. « J’ai l’impression que, si aucune mesure n’est prise, à moyen terme nous allons atteindre les problèmes que le Mexique et la Colombie ont eus avec la drogue », a insisté Peña y Lillo tout en dénonçant la collusion entre les narcos et les autorités politiques locales. De son côté, le colonel de la police Juan Quinteros à pointé sans euphémismes le nœud de la question : « La corruption de l’élite politique et le narcotrafic sont deux éléments indissociables en ce moment en Bolivie », a-t-il déclaré le 9 mars dernier. Les mairies des zones frontalières, chargées de « surveiller » la contrebande, y sont particulièrement touchées.

C’est ainsi que, si les filières historiques des cartels colombiens alimentent en priorité les États-unis (Chicago, Miami, New York et la Californie), les clans andins se développent dans les pays limitrophes de la Bolivie. C’est pourquoi l’escalade de la violence est tellement alarmante dans les quartiers périphériques, dont les premiers indices remontent à 2012, que l’orthodoxe programme « Bukele » commence à devenir la référence en la matière. Dans différents pays, des responsables politiques visionnaires de second plan (ceux qui ne touchent pas des « commissions » pour se taire) alertaient, déjà en 2021, que le trafic de cocaïne continuerait à alimenter l’instabilité dans la région et qu’un conflit urbain allait exploser dans les quatre années à venir. Désormais, ce diagnostique est une réalité. 

Dans les années 1990, on croyait encore que les pays du Sud n’étaient pas des consommateurs mais des lieux de passage. A l’heure actuelle, la gangrène blanche est effectivement en train de s’éteindre sur le reste du sous-continent. Des quartiers entiers se trouvent sous le contrôle des gangs, et l’exemple le plus emblématique, parce qu’il est d’une brûlante actualité, se trouve dans la province argentine de Santa fe, particulièrement à Rosario. Cette importante ville portuaire a connu, la semaine dernière, une série d’homicides en représailles au programme antidrogue implémenté par l’administration du gouverneur Maximiliano Pullado, récemment élu et déjà plusieurs fois menacé de meurtre. Cette escalade de violence n’est que la montée en puissance d’une situation qui avait dégénéré en février 2023 (33 homicides), en réaction de laquelle le ministre de la Sécurité de l’époque, Anibal Fernandez, avait reconnu l’impuissance – voire plutôt le manque d’intérêt politique – du gouvernement kirchneriste : « les narcos ont gagné ». Toutefois, depuis les crimes commis la semaine dernière (deux chauffeurs de taxi, un chauffeur de bus et un employé d’une station de service), 32 narcoterroristes ont été arrêtés avec le soutien logistique du ministère national de la Sécurité du nouveau gouvernement de Javier Milei.

Ce qui se passe actuellement en Argentine peut donner une idée de l’alarmante réalité à laquelle doivent se préparer l’ensemble des pays qui composent le Cône sud. Un rappel historique s’impose : dès la fin du XIXe siècle, la fleurissante ville de Rosario, située sur la rive droite du Paraná, s’est développée comme port exportateur de viande et de blé vers l’Europe, et aujourd’hui est l’un des points stratégiques d’où partent les cargaisons de cocaïne vers le Vieux continent. Comme le constate le dernier rapport GI-TOC, « cette dynamique s’est vue renforcée par l’utilisation accrue des voies maritimes reliant l’Amérique du Sud à l’Europe en passant par l’Afrique de l’Ouest et du Nord, en particulier le Maroc, l’Algérie et la Libye » (1)  Cela donne une idée de l’expansion du problème, lequel commence à concentrer l’attention des autorités de différents pays de la région, en dénonçant la tête même de la pieuvre blanche qui repose sur les plateaux andins. 

C’est le cas notamment de Luis Lacalle Pou, interpellé sévèrement par le gouvernement Bolivien, le 8 mars, après ses épineuses déclarations faites à la presse. Selon le président de l’Uruguay, il n’a « pas le moindre doute » que la Bolivie (avec la Colombie, le Paraguay et l’Europe) est l’un des sièges des « gros poissons » de la drogue. Dans la même ligne, au Chili, le procureur Miguel Angel Orellana  affirme que « toutes les drogues qui ont été saisies peuvent trouver leur origine en Bolivie », lesquelles pénètrent le territoire jusqu’à la capital, Santiago, via le grand port du nord Antofagasta et un autre poste frontalier désactivé. Le 7 mars, la police chilienne saisit une « quantité inhabituelle » de 1300 kilos, une inquiétante augmentation qui tire la sonnette d’alarme après les conclusions d’un rapport rédigé par l’ONU selon lequel les adolescents chiliens seraient les seconds consommateurs de cocaïne en Amérique du Sud. La justice chilienne avait déjà condamné 325 femmes boliviennes, entre janvier 2017 et mars 2018, dans le cadre d’un important opératif. Au Brésil, dans un département frontalier à Santa Cruz, la région la plus riche de la Bolivie où se sont installés les principaux laboratoires de cristallisation du chlorhydrate de cocaïne, s’affrontent les deux clans brésiliens les plus importants pour le contrôle de la route de la drogue bolivienne, le Premier Commandement de la capitale (PCC) et le Commandement Rouge (CV). Au Paraguay, l’augmentation du trafic transfrontalier est liée au PCC, la grande menace nationale brésilienne qui contrôle, autre les États de Sâo Paulo et le Paraná, la longue frontière du Mato Grosso do Sud où ont eu lieu des affrontements meurtriers, depuis 2019, avec la pègre paraguayenne.

Dans ce contexte délétère qui menace la stabilité sociale de la région, il y a quelques mois le président bolivien avait déclaré que son gouvernement s’était engagé avec les autorités du Brésil, de l’Uruguay, de la Colombie et du Paraguay pour mettre en place un ambitieux opératif conjoint de « lutte régionale » contre le narcotrafic. Avec cette idée d’une étonnante et un peu tardive lucidité, Luis Arce réussirait-il à faire oublier que son pays est considéré un « narco- État» par les spécialistes comme Miguel Angel Toma? (2)  En même temps, l’OMS examine la demande déposé par l’administration Arce, le 6 juin 2023, visant à dépénaliser la consommation de la feuille de coca, pratique locale très répandue mais considéré illicite par l’Organe internationale de contrôle des stupéfiants (OICS) selon la Convention de 1961. 

Cette demande suscite des controverses, alors que la consommation de cocaïne ne connaît pas de crise économique et génère une délinquance suicidaire pour l’ensemble de l’Amérique latine. En effet, beaucoup s’interrogent sur la véritable raison, la « fin culturelle » de la demande de légalisation de cet « patrimoine facteur de cohésion sociale ». Les défenseurs arguent que la coca n’est pas plus de la cocaïne comme le houblon n’est de la bière. Or la légalisation entraînera une expansion de terres cultivées, notamment dans des zones de difficile accès où la clandestinité est difficilement contrôlable. Sans pourtant crier qu’elle génère beaucoup trop d’argent, les cultivateurs boliviens insistent sur la valeur historique et culturelle de la coca, cette plante dite « sacrée » adorée surtout par le show-business international et le monde de la nuit au parfum des myrtes…

En ce sens, sachant que les feuilles de coca « naturelles » sont consommés par la grande majorité des couches les plus pauvres de la société bolivienne, par ses qualités nutritionnelles dit-on, la demande de légalisation ne sera-t-elle une façon de reconnaître un manque de capacité à fournir au peuple les minéraux, vitamines et protéines qu’une nourriture de qualité devrait leur apporter ? C’est une question culturelle ou s’agit-il de l’incapacité à soigner une addiction collective dont le besoin génétique crée un manque qui se transmet de génération en génération… et au-delà des frontières ? Les États dépensent des milliards de dollars pour lutter contre le trafic et les ravages de l’addiction, mais l’expérience montre que la répression forcenée, sans atteindre le cœur du problème, n’a jamais donné les résultats escomptés. 

À cet égard, quel sera l’antidote de cette maladie grandissante qui menace sérieusement les pays voisins de celle qu’on pourrait dès lors appeler la Boliviaïne ? Un cocktail de programmes d’accompagnement pour les familles les plus défavorisées, de l’assistance personnelle et d’intégration sociale pour les adolescents issus de familles décomposées ? De la démocratisation de l’éducation civique, couplée à la formation et la création d’emplois, avec le soutient d’une forte dose de responsabilité et de décision politique de la part des dirigeants non immunisés contre le fléau de la corruption ? Voilà un défi majeur à relever dans l’immédiat, le chaos qui risque de s’étendre partout ailleurs ou bien l’ordre social car, comme l’a dit le président Milei en réponse à la violence meurtrière des narcoterroristes qui frappent son pays, «c’est eux ou nous ».

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