Crise meurtrière au Pérou : 48 manifestants morts alors que les pourparlers sont dans une impasse

C’est le bilan provisoire de l’imbroglio péruvien depuis la destitution, le 7 décembre, du président de gauche Pedro Castillo. Regard sur une « bombe à retardement » : crise de restructuration politique accentuée par un clivage inquiétant entre le Pérou profond et une élite toute-puissante et corrompue.

Photo : DW

L’incertitude demeure après un quatrième refus du Parlement d’avancer les élections de 2024 à décembre 2023. Dina Boluarte, la présidente par intérim qui a reçu le soutien de l’Union européenne et des États-Unis, avait pourtant proposé de telles élections afin de sortir le pays « du bourbier ». Dans un message sur Twitter, la première présidente du pays a déploré la décision du Parlement en demandant « instamment aux députés de mettre de côté les intérêts partisans et de faire primer les intérêts du Pérou ».

Pour tenter de stopper la montée du mécontentement populaire, le Parlement avait déjà avancé le scrutin, prévu à la fin du mandat de Pedro Castillo en 2026, à avril 2024. Ce qui n’a pas eu l’effet escompté et, après le nouveau refus d’anticiper les élections à décembre 2023, de violents affrontements ont opposé autour du Parlement des manifestants cagoulés et les forces de l’ordre faisant, le 28 janvier, le premier mort à Lima. Dans ce climat social éruptif, comme d’habitude lorsqu’il s’agit de chaos social et de dialogue de sourds politiques, le Département d’État des États-Unis a manifesté son soutien aux « efforts continus pour des voies du dialogue » et son porte-parole Vedant Patel a réitéré ses appels « au calme ».

Jusqu’à ce fatal samedi 28, le bilan de cette crise politique était de 47 décès à Puno et d’autres régions andines du sud. C’est l’angle mort du pays où habitent les populations autochtones, les oubliées de l’élite péruvienne qui attendaient de Pedro Castillo, l’humble maître d’école, une revendication économique mais surtout une reconnaissance sociale à l’instar de la politique d’Evo Morales en Bolivie. L’ancien président milite activement pour le retour au pouvoir de Pedro Castillo : il soutient les manifestants contre le gouvernement intérimaire de Dina Boluarte, notamment ceux de la région aymara de Puno voisine de la Bolivie.(1)

Rappelons que Castillo avait été élu président en juillet 2021, mais dès le début de son mandat il fut la cible des attaques de l’opposition de droite qui gravite de façon crépusculaire autour du clan fujimoriste. La veille de sa destitution (après trois tentatives) il s’est présenté comme la victime d’un complot politique et a réfuté les accusations portées contre lui : « Je ne suis pas corrompu et je ne souillerai jamais le bon nom de famille de mes parents honnêtes et exemplaires », avait-il déclaré dans un message adressé à la Nation. Impliqué dans six enquêtes pour soupçons de corruption dans son entourage, le mercredi 7 décembre l’ancien enseignant rural annonçait la dissolution du Congrès. « Il y a eu un coup d’État dans le plus pur style du 20e siècle », a dénoncé le président de la Cour constitutionnelle Francisco Morales. Castillo était en route pour l’ambassade du Mexique lorsqu’il fut arrêté dans sa voiture au milieu des embouteillages des rues de Lima. 

À présent, une centaine de barrages routiers paralysent le pays, principalement dans les régions du sud. Les manifestants réclament la démission de Dina Boluarte et la dissolution du Parlement, comme le souhaitait Pedro Castillo. « La police nationale du Pérou, avec l’appui des forces armées, allait effectuer le déblocage des routes », ont annoncé les ministères de l’Intérieur et de la Défense. Conséquences directes de ces barrages : l’explosion des prix des aliments, la pénurie des produits de première nécessité, la difficulté d’accès aux soins et le manque de médicaments. Selon le témoignage de Guillermo Sandino, un expert en marketing installé au sud du pays, « il n’y a pas de gaz ni d’essence. Dans les commerces on ne trouve que des denrées non périssables et tout est très cher, jusqu’à trois fois le prix normal ». De son côté, le jeudi 2 février la présidente Dina Boluarte n’a pas réussi, pour la quatrième fois en deux semaines, à faire fléchir la décision du Parlement. Et pour cause : une dizaine de partis politiques divisent le pouvoir législatif et aucun n’a la majorité absolue, ce qui explique l’appel de Boluarte aux députés de mettre de côté leurs « intérêts partisans ».

« C’est un divorce total entre la classe politique et les citoyens. C’est une bombe à retardement, le pire scénario qui pouvait arriver au pays, avec une présidente qui ne démissionnera pas, et un parlement qui a l’intention de continuer comme si de rien n’était » a déploré Alonso Cardenas, professeur de Sciences politiques à l’Université Antonio Ruiz de Montoya à Lima. Dans ce contexte aléatoire, sachant l’influence grandissante qu’elle déploie dans le Cône sud depuis les années 2000, la Chine peut-elle mettre la pression sur le gouvernement et jouer un rôle déterminant dans la résolution du conflit ?

C’est une hypothèse peu probable dans l’immédiat mais non négligeable à long terme. L’insatiable dragon asiatique est, en effet, de plus en plus présent en Amérique latine, notamment en Bolivie qui est désormais considérée pour certains analystes comme une province chinoise. Le Pérou est le deuxième producteur mondial de cuivre, après le Chili, et la mine de Las Bambas appartient au consortium chinois MMG : elle produit près de 400 000 tonnes de cuivre, soit 2 % de la production mondiale. Ainsi, l’affaire péruvienne est une affaire extrêmement complexe et internationale, et la solution proposée par la présidente par intérim, à savoir d’avancer le scrutin à la fin de cette année, suscite toujours l’indifférence du Congrès.

En attendant la suite de cet imbroglio politique, qui n’est autre chose que le corollaire d’une instabilité galopante depuis des décennies à cause d’une classe dirigeante rongée par la corruption(2), le pays reste certainement ingouvernable. C’est aussi l’avis de Jean-Jacques Kourliandsky : « des présidents sont élus sur des promesses irréalistes et sans majorité au Parlement, les députés s’accrochent à leur place pour défendre leurs intérêts particuliers et bloquent toute tentative de réforme, la police et l’administration échappent au contrôle », dénonce le directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean Jaurès et chercheur à l’Iris, avant de conclure qu’« on est dans un cycle d’instabilité politique et institutionnelle extrêmement grave. »

Eduardo UGOLINI

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1. Voir à ce sujet : L’ex-président bolivien Evo Morales interdit d’entrée au Pérou pour « intervention » dans les affaires politiques.

2. Depuis trois décennies, tous les présidents péruviens, à l’exception de deux d’entre eux, ont été emprisonnés ou mis en examen pour corruption et les dirigeants qui se sont succédé entre 2001 et 2018 ont été impliqués dans l’affaire « Odebrecht ».