Pérou : Les défis du président Vizcarra : Odebrecht, élections et démissions

Après la démission de quatre membres de son cabinet, Martin Vizcarra aura fort à faire avant les élections présidentielles de 2021 pour reconstruire un pays gangrené par la corruption. Voici ses trois grands chantiers.

Photo: La Prensa

L’année 2020 a démarré avec une élection législative que chaque citoyen s’attendait à voir comme un changement décisif dans le panorama politique péruvien. Dans ce pays qui vit une instabilité rare depuis la révélation de différents cas de corruption, des étincelles d’espoir et de larges ombres de doutes se mêlent  dans le cadre de ce scandale devenu emblématique de la vie politique et connu sous le nom de Lava Jato.

Le Pérou a été particulièrement frappé à l’échelle continentale par cette affaire de corruption qui concerne la tristement célèbre société Odebrecht.  Cette entreprise tentaculaire de construction de bâtiments publics brésilienne a reconnu avoir distribué, en 2016, environ 30 millions de dollars à diverses autorités du pays andin entre 2005 et 2014. Ces pots-de-vin étaient destinés à l’octroi de différents projets de construction, notamment le Gasoducto Sur Peruano (GSP), le plus grand projet de distribution de gaz naturel en Pérou (1000 kilomètres de canalisations).

Cependant, ce projet, attribué en 2014, fut annulé en janvier 2017 par l’État péruvien à la suite des révélations de l’affaire Lava Jato. C’est là l’origine de l’actuel litige judiciaire entre Odebrecht et le gouvernement de M. Vizcarra : Odebrecht a déposé, le 21 janvier, une demande d’indemnisation d’un montant de 1,2 milliard de dollars dans les bureaux du CIRDI basé à Washington (International Center for Settlement of Investiment Disputes).

 L’entreprise a justifié son action  dans un communiqué rendu public où elle déclare qu’« elle n’a eu d’autre choix que d’engager officiellement un arbitrage international au CIRDI afin de préserver ses droits légitimes et ceux de ses créanciers. » Cette demande d’arbitrage contre le Pérou a été vivement contestée par le président Vizcarra. Dans une interview exclusive avec RPP Noticias, le chef de l’État a insisté sur le fait qu’« il n’y a aucun soutien à cette demande. Lorsque l’État péruvien résilie le contrat de construction du gazoduc […] il l’a fait parce que [le consortium intégré par Odebrecht] a violé les conditions contractuelles », a-t-il déclaré. 

Pour Martín Vizcarra, la demande d’indemnisation de la part d’Odebrecht est «définitivement inacceptable » : « nous avons appris, par des informations provenant des fonctionnaires d’Odebrecht eux-mêmes, qu’il y a eu un traitement irrégulier, il y a eu de la corruption… », et il ajoute : « le pays a tous les arguments pour que les techniciens affectés par l’État pour cette affaire fassent la justification correspondante. »

Les révélations de l’affaire Odebrecht ont jusqu’à présent suscité l’indignation de l’opinion publique latino-américaine en général, mais tout particulièrement au Pérou : les quatre derniers présidents ont été éclaboussés dans cette affaire : Alejandro Toledo (2001-2006), Alan García (2006-2011), Ollanta Humala (2011-2016) et Pedro Pablo Kuczynski (2016-2018). Alejandro Toledo est actuellement en prison aux États-Unis suite à une demande d’extradition du Pérou. Alan García s’est suicidé d’une balle dans la tête dans son domicile après le refus d’asile politique auprès de l’ambassade d’Uruguay. Ollanta Humala est resté derrière les barreaux pendant neuf mois (jusqu’en avril 2018), et Pedro Pablo Kuczynski, qui a démissionné car il avait reçu des paiements pour des « conseils » à Odebrecht alors qu’il était ministre du gouvernement Toledo, a été assigné à résidence depuis avril dernier. Et ce n’est pas tout.

Keiko Fujimori, fille de l’ex-président  Alberto Fujimori, a annoncé sa retraite de la vie politique. « Je vais suspendre mes activités parce que ma priorité est et sera toujours ma famille, et nous allons faire face à ces évolutions avec toute la famille. » Selon la justice, la chef du parti de l’opposition Fuerza Popular aurait financé une partie de sa campagne présidentielle de 2011 avec de l’argent versé par le géant brésilien du bâtiment. Elle avait été arrêtée en octobre 2018 à la demande du parquet péruvien, accusée d’avoir organisé «un stratagème pour commettre un crime» et d’avoir «blanchi» de l’argent illicite. 

Le mécontentement de ses électeurs ne s’est pas fait attendre. À l’issue des élections législatives anticipées du 26 janvier, le parti fujimoriste Fuerza Popular, qui était à la tête des sondages avant le scandale Odebrecht, a été lourdement sanctionné : de 73 il passerait à 12 sièges. Ce résultat concluant, si l’on tient en compte le total de 130 sièges du Parlement, permet d’envisager la fin de la dynastie Fujimori. Ainsi, des neufs partis représentés au Congrès, deux qui gouvernent plusieurs régions, Acción Popular et Alianza para el Progreso, se trouvent désormais à la tête de l’opposition avec respectivement 25 et 22 sièges. De nouvelles élections présidentielles et législatives sont prévues pour juillet 2021.

Après ces élections législatives extraordinaires, quatre membres du cabinet gouvernemental ont démissionné : le ministre de la Justice et des Droits de l’Homme, Ana  Revilla, le ministre de l’Énergie et des Mines, Juan Carlos Liu, le procureur Jorge Ramirez et le ministre des Transports et des Communications, Edner Trujillo. Les trois premiers étaient chargés de mener la procédure dans l’affaire Odebrecht, et Trujillo fait l’objet d’une enquête pour « actes illégaux » dans la construction, en 2014,  d’un hôpital régional de Moquegua, dont la société de construction avait formé un consortium avec le groupe brésilien de BTP.

Sachant que le parti le plus proche de ses idées, Le Partido Morado,  n’obtiendrait que 9 sièges au Sénat, la principale difficulté que rencontre aujourd’hui Martín Vizcarra se résume ainsi : comment convaincre une population pénétrée de scepticisme du bien-fondé de ses mesures? Il lui reste seize mois d’ici à la fin du mandat présidentiel pour esquisser d’autres stratégies et façonner son plan de réforme. Restera-t-il dans l’histoire comme le souvenir d’un rêve brisé ? À suivre.

Eduardo UGOLINI