« Revue du Crieur » – Enquêter sur les idées et la culture aux éditions La Découverte

En 2015, Mediapart et La Découverte créaient « La Revue du Crieur » destinée à marier le journalisme d’investigation et l’édition d’idées engagées. L’alliage est rare. La revue fait peau neuve avec le n°14 paru en octobre 2019. Les sujets abordés et les concepts avancés dérangent sans aucun doute la réflexion convenue. Dossier central du numéro d’octobre 2019, l’approche des soulèvements sociaux par l’architecture et l’urbanisme est originale.

Photo : La Découverte

Le monde académique et intellectuel a ses rites, ses espaces et ses lecteurs confinés. Quant au journalisme d’investigation, il est assez peu fréquent quand il est fait d’enquêtes de terrain. En l’occurrence, l’investigation porte sur la vie des idées et de la culture. Elle prend même le parti de faire une place aux idées d’ailleurs. En se distinguant des médias réactifs et saturés d’actualités, La Revue du Crieur entend éviter les simplifications et explorer les idées neuves. Donner à voir et à « penser notre temps » en prenant le temps d’articles longs est une belle ambition. Comprendre les nouveaux défis, donner de l’appétit pour des idées de traverse, cela devrait dépayser. 

En octobre 2019, La Revue du Crieur, à l’occasion de son 14e numéro, veut faire peau neuve. Tient-elle ses promesses ? Sur la diversité des disciplines, assurément  : architectes, philosophes, historiens, ethnologues, journalistes, réalisateurs, photographes apportent leur contribution… 

bats et controverses 

Les sujets abordés et les concepts avancés dérangent sans aucun doute la réflexion convenue. Dossier central du numéro d’octobre 2019, l’approche des soulèvements sociaux par l’architecture et l’urbanisme est originale. Le rond-point comme forme urbanistique « destinée à discipliner le mouvement au sein des villes occidentales est devenu le lieu de leur délitement »1. Le point de départ des révolutions arabes se fait sur un rond-point. Les ronds-points occupés par les gilets jaunes en France semblent confirmer la force attractive de cette forme. 

Autre article  : un entretien avec Bruno Latour sur « la politique à venir ». La désorientation contemporaine aurait un nom  : « la crise de l’engendrement ». Engendrement  ? Il ne s’agit pas seulement, en l’occurrence, de la reproduction des générations. Les symptômes de cette crise sont multiples, confie Bruno Latour dans l’entretien : les luttes contre le droit à l’avortement, la question du sol et du peuple, le rejet des migrants, les fantasmes du «grand remplacement», le retour imaginaire à l’État-nation, la disparition des espèces, le climato-scepticisme, les politiques de l’identité… Toutes les anciennes positions politiques seraient ébranlées par ces symptômes. L’intuition de Bruno Latour est que « l’épopée de la modernisation est terminée ».2

Se poserait à présent la question de l’engendrement  : engendrer, c’est « échapper autant à la production qu’à la reproduction. C’est déplacer le moment où se pose la question de la justice  : elle ne se trouve pas après le problème de la répartition des biens de la production, mais avant »3. Il ne s’agirait plus de faire rentrer le nouveau régime climatique dans les termes anciens de la production et de la reproduction mais de changer de modèle explicatif et de redéfinir les classes sociales dans les termes de la « géosocialité », pour « savoir où l’on vit ». À suivre. 

Les ressorts de l’antisémitisme 

Un autre sujet est abordé, plus convenu mais néanmoins explosif : celui des ressorts actuels de l’antisémitisme. Qu’est-ce qui maintient active la haine ancestrale des juifs dans les sociétés contemporaines  ? La France, puisque c’est d’elle qu’il s’agit dans l’article, a connu récemment une multiplication d’actes antisémites (+74 % en 2018). 

L’article est documenté, parfois émaillé d’affirmations surprenantes telles que  celle-ci  : « La police perquisitionne les mosquées mais protège les synagogues »4. 

Cet article s’adresse à la gauche, et spécifiquement à la gauche française qui n’est pas immunisée contre l’antisémitisme et mal à l’aise avec les termes du débat sur le sionisme et l’antisionisme, lexique parfois manipulé pour un camouflage non délictueux de l’antisémitisme. In fine, l’article conclut par une prise de position politique sur l’abolition désirable de tout État-nation, « mais il n’incombe pas prioritairement aux Juifs de l’atteindre »5. Cette exigence à l’endroit du seul Israël est devenue suspecte, comme l’est l’exigence d’antisionisme demandée aux Juifs pour qu’ils soient fréquentables. 

D’autres rubriques traitent de questions philosophiques, historiques et politiques passionnantes. Elles s’adressent toutes à un lectorat déjà nourri de solides lectures, apte à se situer dans les vifs débats intellectuels, idéologiques, politiques contemporains et peu disposé aux accommodements avec le monde tel qu’il va. 

Maurice NAHORY

Le Crieur – La Découverte site