Réfractaire aux mesures anti-corruption, le parlement péruvien risque la dissolution

Le Pérou a une chance historique de se débarrasser d’un système institutionnalisé dans lequel des juges et des anciens présidents ont succombé au credo de l’argent sale. Encore considérée comme un tabou il y a un an, cette question secoue les bases d’un des pays les plus corrompus d’Amérique latine. La proposition du président Vizcarra sera-t-elle un prélude au changement du régime parlementaire ?

Photo : Wikimedia commons

Le thème de la corruption revient sans cesse sur la scène publique andine ces derniers temps. Martín Vizcarra veut jouer un rôle central dans la rénovation de son pays. Son intention de réformer la vie politique en s’attaquant à ce fléau qui gangrène le Pérou depuis des décennies atteste dans ce sens. Mais les mesures proposées par le président, parmi lesquelles l’interdiction du financement privé des campagnes électorales, trouvent en effet une forte opposition au sein du parlement.

Qu’est-ce qui l’empêche de mener sa croisade à bien ? De toute évidence, l’initiative de Vizcarra, qui veut «renforcer l’ensemble de l’État afin de vaincre les mafias criminelles et corrompues», reste en travers de la gorge de Fuerza Popular (fujimoriste de droite) et du Partido Aprista Peruano (PAP, de centre gauche). Ces deux partis de l’opposition majoritaire sont la «moelle de la corruption», selon la député Tania Pariona du parti de gauche Nuevo Perú. C’est la raison pour laquelle le gouvernement accuse le Congrès de vouloir établir un «pacte d’impunité» afin de bloquer sa réforme.

«Il existe clairement une majorité parlementaire qui veut continuer à nuire au Pérou» a martelé Vizcarra, qui ne mâche pas ses mots. «Assez ! Vous en avez assez fait en défendant la corruption avec la mauvaise application de la loi» a-t-il ajouté lors de son discours, fin mai, un an après son investiture au poste de président. Ces propos virulents dénoncent le système parlementaire actuel, où l’argent de la corruption domine de plus en plus la vie politique. Et le problème est tellement endémique que le discours du président, ses propositions pour lutter contre la corruption, et les enquêtes judiciaires en cours, galvanisent les différents courants d’opinion qui circulent entre les couches les plus défavorisées de la société civile.

Ainsi la transparence politique prônée par le gouvernement, comme l’interdiction de réélire les membres actuels du Congrès, a été plébiscitée, le 9 décembre dernier, par une ample majorité de la population (78,34%). Ces résultats s’inscrivent dans un contexte encore très marqué par la démission de l’ex-président Pedro Pablo Kuczynski. Précisément, la corruption était le thème essentiel du dernier Sommet des Amériques qui a eu lieu le 13 et 14 avril 2018 à Lima : «la gouvernance démocratique face à la corruption et l’adoption de mesures concrètes sur ce sujet»[1]. Or, ironie du destin, au même moment, le président du pays organisateur, Pedro Pablo Kuczynski, a été contraint de démissionner, accusé de liens illicites avec la désormais tristement célèbre entreprise Odebrecht, déjà sous le collimateur de la justice dans différents pays de la région.

Avec la démission de Kuczynski, et les nouveaux cas de corruption découverts en août 2018 impliquant des fonctionnaires de la Cour supérieure de justice de Callao, on peut constater que des mesures concrètes ont été mises en place pour lutter contre ce fléau devenu indissociable de la vie politique[2]. De fait, depuis des décennies, les dirigeants péruviens ont été, ou bien poursuivis par la justice, ou mis en examen pour corruption : outre Kuczynski, Alejandro Toledo (2001-2006), Alan García (1985-1990, 2006-2011) qui s’est suicidé il y a quelques semaines, et Ollanta Humala (2011-2016). Alberto Fujimori (1990-2000), a été contraint de convoquer des élections anticipées à cause d’une affaire de corruption. En outre, sa fille, Keiko Fujimori, leader du principal parti de l’opposition, a été arrêtée à la demande du parquet péruvien le mercredi 10 octobre dans le cadre de l’affaire Odebrecht, accusée d’avoir organisé «un stratagème pour commettre un crime» et d’avoir «blanchi» de l’argent illicite pour financer sa campagne présidentielle de 2011[3].

Au regard de ces exemples, qui ne sont que la partie visible de l’iceberg, la tâche à accomplir est considérable, alors que la marge de manœuvre de Vizcarra est étroite. Pour que ses cinq projets de loi soient approuvés, il doit obtenir d’abord ce qu’on appelle «la question de confiance» du Législatif, inspirée du parlement européen. En cas de refus de deux demandes de confiance, la constitution péruvienne permet à l’Exécutif de dissoudre le parlement et de convoquer de nouvelles élections. C’est ce qu’attendent certains partis, comme les gauchistes Nuevo Perú et Frente Amplio, qui sont d’accord avec les propositions du président même s’ils évoquent le fait que «toute possibilité de dialogue a été épuisée» au sein du Congrès.

Par conséquent, si M. Vizcarra n’obtient pas l’aval du Législatif, son état de grâce peut être de courte durée. Il devrait rester au pouvoir jusqu’en juillet 2021, et la lutte contre la corruption, d’une ampleur inédite dans l’histoire du pays, a toutes les chances de servir de pivot à ses stratégies électorales. Devenu président sans passer devant les électeurs (il était le vice-président de Kuczynski), avec l’atout de ne pas avoir de liens politiques avec les partis traditionnels, il voudrait certainement transformer cette «promotion» interne en vraie victoire électorale. Vizcarra a manifesté depuis quelque temps son intention de remplacer l’actuel Congrès unique par un système à deux Chambres. C’est pour cela que certains se demandent déjà, s’il est légitimé par les urnes, quel sera l’avenir de cette démocratie chancelante et son régime parlementaire, embourbé jusqu’aux essieux dans un terrain meuble où plongent les attentes de tout un peuple sous le poids d’un avenir incertain.

Eduardo UGOLINI


[1] Lire l’article Stabilité démocratique et mains propres au menu du VIIIe Sommet des Amériques.

[2] Lire l’article Keiko Fujimori, fille de l’ex-président Alberto Fujimori, arrêtée à la demande du parquet péruvien.

[3] Lire l’article Le Pérou balayé par les scandales de corruption au cœur de la justice.