Élections présidentielles au Venezuela : qui veut noyer son chien l’accuse de la rage

Dimanche 20 mai 2018, les Vénézuéliens étaient invités à voter. La tenue de la consultation a été contestée par une partie de l’opposition. Au lendemain du vote, l’opposant arrivé en deuxième position, Henri Falcón, a dénoncé des irrégularités et a appelé à une répétition de l’exercice électoral en fin d’année. Les États-Unis, plusieurs gouvernements latino-américains et européens, ont de façon très ferme condamné cet exercice électoral comme non démocratique et annoncé des sanctions.

Photo : Gobierno boliviarano de Venezuela

Avant tout commentaire qualitatif, sur le caractère, plus ou moins, ou pas du tout démocratique, de la journée du 20 mai, encore faut-il savoir de quoi l’on parle. Quel était l’enjeu électoral ? Élire un président de la République, les 251 conseillers de 23 assemblées «régionales» et dans quelques États les représentants de communautés indigènes. Quel a été le résultat ? Le chef de l’État sortant, Nicolás Maduro, a été réélu. Il a obtenu 67,7% des suffrages exprimés, perdant 1 million de voix par rapport à la consultation de 2013. Les trois candidats d’opposition –Henri Falcón, centre gauche ; Javier Bertucci, évangéliste ; Reinaldo Quijada, centre gauche– ont également perdu plusieurs millions de voix et plusieurs dizaines de points. L’abstention, de 54%, dans un pays de culture participative, a fait un bond de 34%.

L’abstention a donc été le véritable vainqueur du scrutin. Comment l’interpréter ? Faut-il l’attribuer à l’opposition qui a fait campagne en sa faveur ? Sans doute. Beaucoup de votants des partis Primero Justicia (droite), Voluntad Popular (droite) et Action Démocratique (centre gauche) sont restés chez eux. Le siège de ces partis, situés dans les beaux quartiers de Caracas, était, dimanche 20 mai, fermé à double tour. Les bureaux de vote de Chacao, fief de l’opposition, et des zones résidentielles étaient déserts. L’ex-président du gouvernement espagnol, José Luis Rodríguez Zapatero, inlassable prédicateur de dialogue entre parties en conflit, s’est fait chahuter à la sortie de l’un de ces bureaux, celui du Colegio municipal Andrés Bello de Chacao. Cela dit, l’abstention oppositionnelle a une origine complémentaire. Celle de l’absence physique d’électeurs des classes moyennes et supérieures, exilées aux quatre coins des Amériques et en Espagne.

Mais il y a eu aussi un déficit important dans les quartiers populaires, perceptible tout au long de la journée à Catia ou Petare, périphéries de la capitale. L’abstention de l’électorat qui jusque là avait toujours voté PSUV, parti socialiste unifié du Venezuela, a été importante. Nicolás Maduro a perdu un capital de plus d’un million de voix d’une présidentielle à l’autre. Cette abstention là reflète la lassitude d’un petit peuple condamné à l’angoisse d’un quotidien chaque jour plus difficile. La pression vertigineuse de l’inflation –231% en 2017 ; 6147% en février 2018– a débordé les capacités monétaires du gouvernement. Les espèces ont disparu. Le «Bolivar» parallèle, illégal, et informatisé, a supplanté l’officiel. Les salaires, les bourses versées mensuellement, sont systématiquement en décalage avec la réalité des prix. La politique pour tous ceux qui courent après les Bolivars parallèles, qui leur permettront, à défaut de viande ou de poisson, d’acheter des œufs, a relégué la politique au second plan.

Que dire d’autre ? Les critiques émises sur la qualité de la démocratie vénézuélienne sont tout à la fois fondées et erronées. Elles sont fondées parce que l’expression du vote a été biaisée par un appareil public mobilisé en faveur de Nicolás Maduro. Le déséquilibre des moyens entre candidats était clairement palpable. Il était en effet difficile d’échapper aux affiches géantes à son effigie, apposées le long de grands axes routiers, aux discours en boucle du chef de l’État sortant diffusés par les chaînes de la télévision publique. Les meilleurs chanteurs de musique «llanera», style populaire prisé par une majorité, avaient été mobilisés par le président sortant. Le PSUV, sa formation partisane, avait pratiquement seul le moyen de déployer à proximité des centres de vote des stands de captation électorale.

Tout cela avait-il un caractère exceptionnel ? Non. C’est le cadre électoral habituel du Venezuela. Les consultations précédentes, la présidentielle de 2013, les législatives de 2015, se sont déroulées dans le même contexte. Celui de campagnes d’influence en faveur du candidat officiel s’appuyant sur les moyens de l’État. Celui aussi de la transparence des procédures électorales. La fraude est quasiment impossible. Tout a été informatisé. Les cartes d’identité qui valident la qualité d’électeur. L’expression du vote qui se fait au moyen de machines après vérification de l’empreinte digitale de l’électeur. La machine à voter «crache» un reçu anonyme au nom du candidat choisi, déposé par l’électeur dans une urne classique. Un double décompte des voix est effectué en fin d’opérations, confrontant ce que dit la machine au relevé manuel des reçus déposés dans l’urne classique. Le tout sous l’autorité d’électeurs tirés au sort pour veiller à la bonne tenue du scrutin et de «témoins», de délégués, désignés par les candidats en lice.

La vérité du vote étant assurée, il est donc possible pour une opposition unie, bien organisée, dotée d’un programme et d’un candidat crédibles, de l’emporter. L’opposition avait perdu, d’un cheveu, en 2013. Et gagné les parlementaires en 2015. Toutes choses faisant défaut à l’opposition en 2018. En déficit de stratégie, elle s’est partagée. Primera Justicia, Voluntad Popular et l’Action démocratique, après avoir tenté sans succès de trouver un candidat accepté par tous, ont tiré la toile. Et ont recommandé l’abstention, justifiée in fine, par le défaut de garanties démocratiques. D’autres, COPEI (la démocratie chrétienne), Avanzada Popular et le MAS (centre gauche) ont dénoncé l’erreur de la chaise vide et appuyé la candidature d’Henri Falcón, qui figurait en 2013 en bonne place sur le ticket présidentiel de l’opposition (candidat à la vice-présidence). Les participationnistes ont échoué. Faute d’un appui unanime de l’opposition. Puisque certains se sont abstenus. Et en l’absence de candidature unique. Il y avait en effet trois candidats d’opposition face à Nicolás Maduro.

La facture de ces ratés, fiasco de la politique économique du gouvernement, et incapacité de l’opposition à présenter une alternative crédible, s’annonce redoutable. L’opposition semble renoncer au combat politique et s’en remettre à l’ingérence étrangère. Les États-Unis, dans la foulée des sanctions prises contre l’Iran, ont annoncé des représailles économiques qui ne manqueront pas de déstabiliser un peu plus à défaut des dirigeants, tous ceux qui n’ont pas les moyens financiers de s’exiler. Les gouvernements latino-américains du groupe de Lima, douze pays dont les dirigeants sont idéologiquement à droite, ont décidé de rappeler leurs ambassadeurs. En Europe, l’Espagne du président Mariano Rajoy (parti Populaire-droite) pousse l’Union européenne dans cette même voie.

Montré du doigt comme un fauteur de trouble anti-démocratique, le Venezuela mérite–t-il cette mise à l’index ? On l’a vu, la démocratie vénézuélienne au jour le jour, est en clair obscur. Mais cette réalité «grise» n’a rien de particulièrement exceptionnel en Amérique latine, comme ailleurs dans le monde. Le Brésil est présidé par un président intérimaire légitimé par un coup d’État parlementaire. En Chine et à Cuba, les électeurs ont le choix entre les candidats du Parti communiste et ceux du Parti communiste. Au Honduras, le chef de l’État sortant était inéligible. Il s’est pourtant présenté et a retrouvé le palais présidentiel au terme d’une campagne démocratiquement contestée. La Hongrie et la Turquie encadrent la démocratie et la liberté de la presse au bénéfice des tenants du pouvoir. La «Communauté internationale» s’en est-elle émue au point, comme dans le cas du Venezuela, de prendre des sanctions économiques à l’égard de ces pays et de rappeler ses ambassadeurs ?

Pays périphérique, marginal économiquement et militairement, à la différence de la Turquie, non membre de l’Union européenne, comme la Hongrie, et encore moins du Conseil de sécurité de l’ONU, comme la Chine, le Venezuela est un bouc-émissaire commode. Qui permet d’oublier les différends bilatéraux, multiples, entre États-Unis et Mexique, par exemple, ou entre Honduras et États-Unis sur les questions migratoires. Il offre aussi un argumentaire électoral instrumentalisé avec profit par les candidats conservateurs qui peinent à affronter leurs adversaires progressistes de centre gauche, comme on le voit actuellement en Colombie et au Mexique.

Moralité de cette histoire tragique. Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. Pour l’isoler aujourd’hui et acacroitre le désarroi et peut-être le mécontentement de la population. Et qui sait si ce calcul s’avérait inefficace pour légitimer ultérieurement une intervention armée, officielle ou déguisée, destinée à rétablir la «vraie» démocratie…

Jean-Jacques KOURLIANDSKY
Depuis Caracas