Quand le rock était interdit au Mexique : portrait musical des années 90

«À quel moment le Mexique a-t-il été foutu?» peut-on se demander en utilisant la célèbre question que se pose Mario Vargas Llosa au début de son roman Conversation à la Cathédrale à propos de son pays, le Pérou. Beaucoup de Mexicains pensent que cela s’est passé dans la nuit du 2 octobre 1968, lors du massacre de Tlatelolco, quand ont été supprimées de nombreuses libertés, comme l’organisation de concerts de rock.

Photo : Trinity Mirror/Mirrorpix

Lors de l’organisation des Jeux olympiques d’été de Mexico de 1968, les étudiants ont réclamé un dialogue avec le président de l’époque, Gustavo Díaz Ordaz. La réponse du gouvernement est arrivée dix jours avant la célébration des Jeux, lors d’une manifestation pacifique : l’armée mexicaine a ouvert le feu sur les manifestants, donnant lieu à un massacre soldé par plusieurs centaines de morts. Tous les mouvements sociaux ont été interdits, des persécutions de la jeunesse ont été menées, par exemple la fermeture des «Hoyos Funki» –les trous funki étaient des petits espaces où l’on écoutait des groupes de rock– et surtout, l’interdiction faite aux artistes étrangers de se produire dans le pays.

Pour ma génération, dont la jeunesse s’est déroulée au cours des années 90, les concerts de rock étaient encore des évènements qui se produisaient sur d’autres planètes. Notre premier concert, nous y avons assisté grâce au film Stop Making Sense des Talking Heads projetaient dans les cinémas, annoncé par des affiches indiquant qu’il était interdit de danser sur les sièges. La vidéo du concert de The Cure in Orange est arrivée avec les premières vidéocassettes et on a appris que de vrais concerts étaient possibles en France. De plus, la fête avait lieu dans un ancien théâtre romain où l’on voyait de jeunes français qui dansaient le pogo ! Mais où était donc la police ? Pendant ce temps, au Mexique, on organisait des projections privées de ce concert avec des écrans multiples, pour imaginer que l’on dansait avec les Français.

Le premier artiste international qui s’est produit au Mexique n´a pas été très plébiscité par la jeunesse. Rod Stewart s’est présenté à Querétaro, loin de la ville de Mexico, pour décourager les gens de la capitale d’assister au concert. Malgré tout, il affichait complet. Le vrai miracle est arrivé en 1992, quand nous avons appris que The Cure serait à Monterrey, une ville proche du Texas, car Robert Smith, le chanteur, avait peur de prendre l’avion et voulait voyager en bus. Pour les habitants de la ville de Mexico, se rendre à ce concert a représenté un voyage épique, une nuit entière passée dans un train. À cette époque, le gouvernement prétendait qu’avec l’Accord de libre-échange nord-américain, le pays sortirait du tiers-monde «à la première minute du 1er janvier 1994», mais il n’avait pas prévu que ce jour serait plutôt marqué par le soulèvement de la guérilla de l’armée zapatiste.

Après le succès du concert de The Cure, sans heurts ni démêlés avec la police, tous les grands noms de la musique de l’époque sont venus au Mexique : Metallica, David Bowie, Madonna, Michael Jackson, Depeche Mode, et même des célébrités de la musique underground comme The Cramps, Ramones, Sepultura et Radiohead qui avait à l’époque un seul disque à son actif et qui s’est produit dans un local de karaoké à moitié vide.

Depuis l’année 2000, des concerts de rock ont lieu au Mexique chaque semaine, les festivals et la grande industrie se sont installés, même la bière Corona possède son propre festival. Se rendre à l’un de ces concerts ne représente plus une aventure extraordinaire. Mais qu’en est-il de ce début de dialogue avec le président demandé en 1968 ? ¡No tan rápido! (« Minute, papillon »), car on l’attend toujours.

Enrique ESCALONA

Enrique ESCALONA habite à Lyon. Il a écrit sur le rock au Mexique dans le livre Fuimos una banda de rock (Editorial Norma), qui a reçu le Prix National du roman de littérature jeunesse du Mexique en 2017. Son dernier livre, La moneda de la muerte, publié en 2018 aux Ediciones SM, est téléchargeable en version espagnole sur le site de la FNAC.