Festival Off d’Avignon, une sélection pour Nouveaux Espaces Latinos

Au Théâtre de l’Adresse est jouée le soir Nastácia en portugais surtitré en français, tirée de L’Idiot de Dostoïevski, présentée par une compagnie brésilienne qui joue cette pièce pour la première fois en dehors du Brésil alors qu’elle y a reçu plusieurs prix, notamment pour sa mise en scène et sa scénographie. Le décor est rococo et bien chargé. Nous sommes dans un salon, qui compte un canapé deux tables, bien garnies, des cadres, accrochés au mur, des portraits de femmes, un portrait d’animal des verres, des bouteilles dorées, des coupes brillantes et des victuailles qui sont disposées sur les tables. Le décor est en soi déjà un tableau, un lieu un peu figé, qui s’anime parfois mais peu, symbole de l’enfermement de la maîtresse de maison.  Il s’agit de Nastácia Filippovna dont nous découvrons l’histoire peu à peu au fil de la pièce ; cette femme fête son anniversaire en organisant un dîner auquel nous public sommes également conviés, dîner au cours duquel se joue son futur mariage contre une coquette somme d’argent. Evidemment elle n’a pas voix au chapitre pour ce qui est de ce mariage. Les personnages mentionnés voire actifs mais autres que les trois héros présents sur la scène seront sollicités dans le public qui ainsi participe à ces festivités et au destin de l’héroïne.

Nastácia se veut une œuvre traversant les frontières, à partir de l’histoire de cette femme qui a été enfermée jeune, puis entretenue et abusée par un homme pendant de nombreuses années, presque une décennie dans cette maison semblable à une cage dorée. Une référence explicite est faite à plusieurs femmes, séquestrées violées ou assassinées à la fin de la pièce, ce qui place l’héroïne russe dans la position de victime du patriarcat et des hommes. Par exemple, Gisèle Pélicot est mentionnée, ce qui est confère à l’œuvre une actualité réelle et une malheureuse universalité, et fait sens à Avignon, ville qui a accueilli ce procès en 2025. Cette femme essaie de se battre contre certaines conventions, certaines traditions et contre l’instrumentalisation de la femme dont le destin est décidé par les hommes qui l’entourent ; le seul qui agira différemment, avec gentillesse et respect, est le prince Mychkine, surnommé l’idiot par les autres hommes.

Cette mise en scène haute en couleurs étonne le spectateur, qui d’abord cherche ses marques dans la narration un peu déroutante, puis se laisse embarquer par la profondeur du propos et la densité des personnages et notamment celle de l’héroïne pour ressortir du théâtre vraiment touché. Nastácia est jouée par Flávia Pyramo qui excelle dans ce rôle. Pour la scène finale on nous invite à sortir du théâtre et à aller voir le lit de mort de Nastácia dans la cour. Pour la fin les personnages signalent leur envie de s’éloigner de celle proposée par Dostoievski où Nastácia est victime d’un féminicide et leur souhait que Nastácia puisse jouir d’une forme de liberté.

C’est le combat de la femme pour son indépendance, pour sa liberté, pour la fin de son instrumentalisation et de sa marchandisation qui sont en jeu dans cette pièce. Le Théâtre de l’Adresse ouvre toujours ses portes à des productions Insolites et ce parti pris est à saluer ; souvenons-nous notamment de la présence de la metteuse en scène chilienne installée à Barcelone Jessica Walker, les années précédentes (avec Allende en 2023 et Lorca en 2024) et probablement l’année prochaine. Nous tenons à saluer la performance de la troupe brésilienne qui tient la tension dramatique avec force et conviction et parvient à emporter le public avignonnais dans cette histoire qui nous touche de près ou de loin, a fortiori lorsque l’on est une femme. 

Au Théâtre de l’Albatros cette année de nouveau est jouée La jeune fille et la mort d’après la pièce du chilien Ariel Dorfmann dans la mise en scène de Stéphane Battle. C’est la troisième fois que la pièce portée par la compagnie toulousaine l’Espace d’un moment participe au festival off d’Avignon ; aussi quelques ajustements et variations de mise en scène ont été réalisés et la pièce gagne encore en intensité dramatique et les personnages en complexité et en force de conviction.

Paulina est traversée par de multiples émotions et semble osciller entre hystérie, désespoir, infinie tristesse, colère et parfois froideur. Tous ses sentiments semblent antinomiques, mais c’est vraiment un tumulte d’émotions que traverse Paulina Salas, cette victime de torture lorsqu’elle se retrouve face à son bourreau chez elle dans sa maison. L’interprétation d’Isabelle Matras est remarquable ; elle s’est emparée de ce personnage pour lequel elle nous a confié travailler sans cesse et découvrir de nouvelles nuances et de nouvelles facettes au fil du temps. Ses deux acolytes Marc Béchet et Michel Decroocq sont à la hauteur également et campent leurs personnages avec justesse. Le docteur Miranda qui fait le choix de toujours clamer son innocence peine à nous convaincre et demeure très inquiétant, parvenant tout au plus à semer le doute. Gerardo tiraillé entre sa fonction d’avocat et celle d’époux de Paulina, entre la valeur de ce qu’il incarne et l’humanité de celui qu’il est nous apparaît comme un homme déchiré extrêmement humain, embarqué dans le processus politique de réconciliation qu’il défend intellectuellement mais qui semble tout de même le dépasser.

Chaque représentation se termine par un bord de trottoir, au cours duquel les comédiens rencontrent leur public, un public qui a souvent besoin de s’exprimer et de partager avec eux un sentiment, une émotion forte, de poser quelques questions, de remercier les acteurs, en somme de poursuivre cet huis clos d’une intensité folle. Ce sont des moments très forts auxquels nous pouvons assister chaque jour à 12h30 pendant toute la durée du festival d’Avignon.

Ce texte fait une place au Chili pendant ce festival et à son contexte de répression vécu pendant la dictature de Pinochet et à sa quête de justice et de vérité qui a suivi, mais aussi à tous les pays qui vivent ce contexte dictatorial répressif. Et à ce titre, il demeure encore aujourd’hui plus de trente ans après sa publication d’une actualité qui malheureusement transcende les frontières. Le spectacle affiche complet depuis plusieurs jours et les 49 places sont remplies ; ce succès est bien mérité pour cette troupe qui s’investit pleinement pour la réussite de ce projet et pour ce texte qu’elle aime et défend avec ferveur.

Ce spectacle au croisement entre hip-hop et danse contemporaine explore le thème du mouvement, du déplacement, de la migration, de l’exode et de la rencontre. Sept danseurs d’origines et de langues différentes évoluent pendant ce spectacle au rythme et à l’énergie communicatifs. Dans cette création collective, les chorégraphies de groupe sont de haut vol, les portés sont remarquables et les parties de breakdance de grande qualité. Le public est porté par l’énergie vibrante de ce groupe dont l’objectif réussi est de susciter émotions et passions. Assurément grâce à la musique, à la danse, et aux mots prononcés dans différentes langues le public réjoui voyage bien au-delà des murs de cette salle de spectacle ! 

Certaines salles de spectacle représentent une caution de confiance et d’autorité pour les spectateurs qui peuvent s’y rendre sans aucun risque car d’avance ils savent que le spectacle qu’ils y découvriront sera de qualité. Tel est le Théâtre Golovine dont la programmation dédiée à la danse propose un éventail large de styles de danse (danse contemporaine, tango, flamenco, breakdance, ou encore claquettes) et met à l’honneur compagnies françaises et étrangères que l’on découvre toujours avec plaisir et ravissement.

Dans La Salida, la scène est occupée par quatre danseuses, un danseur, une chanteuse et un musicien. Les tableaux se succèdent et le spectateur fait une immersion en Andalousie ; l essence du flamenco est là, postures, mouvements, chansons, taconeo, langue espagnole, guitare, robes et même la fleur rouge dans les cheveux des danseuses sur le dernier tableau. Mais ce spectacle c’est cela et plus encore ; une sortie des codes se dessine en filigrane, le flamenco côtoie la danse contemporaine, les danseurs se font percussionnistes, les danseuses en pantalon se joignent au danseur et dansent côte à côte. En somme, ce spectacle étonne à plusieurs titres tout en satisfaisant la soif de flamenco du spectateur avignonnais.

Car La salida c’est surtout la démonstration de flamenco de Rubén Molina, incroyable d’énergie et de maitrise technique dans chacune de ses danses. Le public est ravi, vibre, applaudit et se lève, conquis et comblé. Le défi est brillamment relevé, la salle se remplit jour après jour, et l’exploration des limites du flamenco par Ruben Molina est assurément une porte qui s’ouvre vers une vision renouvelée de cette danse si codifiée.