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LITTÉRATURE AFRO-LATINO-AMÉRICAINE

UNE HÉRÉDITÉ CULTURELLE AFRICAINE,
DÉVALUÉ PAR LA COLONISATION EUROPÉNNE

Par Suzete DE PAIVA LIMA KOURLIANSDSKY *

La littérature latino-américaine est une littérature d’inspirations multiples. L’Afrique y a sa part souvent méconnue. L’histoire des deux continents est faite de croisements et de proximités. Dès les débuts de la colonisation jusqu’à aujourd’hui. C’est dire l’importance occupée par l’Afrique dans la production littéraire latino-américaine – poésie, théâtre, fictions, romans, chansons – chargée de mots évoquant la mémoire, le passé des racines africaines.

L’Afrique a été un continent colonisé, tout comme l’Amérique latine avec laquelle elle a une proximité diasporique. Du milieu du xve siècle jusqu’au xviiie siècle, l’esclavage de Noirs africains ou d’origine africaine a été la règle imposée par les colonisateurs en Amérique latine. Pendant ces trois siècles, on estime à plus de 12 millions le nombre d’Africains introduits sur le continent américain. Ces esclaves se sont mêlés à la population autochtone et à celle des colonisateurs. Les systèmes d’oppression produits lors de la conquête des Amériques reposaient sur l’exploitation des richesses par les Européens et sur la base d’un commerce triangulaire générateur de la traite d’Africains esclavisés. Les descendants des Africains déportés, ex-esclaves, ont converti l’Amérique en périphérie du centre du pouvoir européen.  

Ce dramatique croisement historique est évidemment présent dans les lettres latino-américaines. Le romancier et essayiste afro-colombien Manuel Zapata Olivella a écrit une sorte de « somme » sur le sujet, « Chango, ce sacré dieu ».  Chango, « fils de Yema intrépide », selon le Colombien, « ardent, (…) vibrant et bon », pour son homologue brésilien Vasconcelos, Maia est un référent religieux de matrice africaine, pour la diaspora du Brésil, de Colombie, ou d’Haïti. Aimé Césaire, poète, essayiste et  professeur martiniquais, en a tiré une philosophie noire libératrice et revendicative.

Son « Discours sur le colonialisme » affirme qu’une civilisation, européenne ou occidentale, qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement, est une civilisation décadente. Qu’une civilisation choisissant de fermer les yeux sur ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation infirme. Qu’une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde (2004, p. 7). Il lui oppose une autre universalité : la Négritude. La littérature Afro-Latino-Américaine a été très influencée, dès les années 1930, par le mouvement de la Négritude, « inventé » par Aimé Césaire, Léopold Sedar Senghor et Gontran Léon-Damas. Étudiants africains et antillais à Paris, ces derniers sont connus comme initiateurs du mouvement littéraire et politique de la Négritude. Aimé Césaire, dans son manifeste, dit que la Négritude n’est pas une métaphysique. La Négritude n’est pas une prétentieuse conception de l’univers :  « C’est une manière de vivre l’histoire dans l’histoire : l’histoire d’une communauté dont l’expérience apparaît, à vrai dire, singulière, avec ses déportations de populations, ses transferts d’hommes d’un continent à l’autre, les souvenirs de croyance lointaines, ses débris de cultures assassinées ». (2004, p. 82). 

Les processus de colonisation ont par ailleurs réifié des millions d’Africains, hommes et femmes. Beaucoup sont morts pendant la traversée de l’Atlantique. Pour certains, il s’agit d’un génocide. Génocide physique. Mais aussi d’un génocide culturel qui a nié l’humanité des survivants.  Les Africains des Amériques ont été privés de leurs langues, interdits de pensée et de pratiquer leurs religions d’origine, pendant presque quatre siècles. Selon Ramón Grosfoguel, sociologue portoricain, l‘infériorité épistémique a été l’argument crucial, utilisé par le colonisateur, pour proclamer l’infériorité sociale et biologique, la sous-humanité de l’esclave noir. L’idée raciste prédominante au XVIe siècle, était le manque d’intelligence des Noirs. Elle s’est exprimée au xxe siècle sous la forme de prétendus plus bas coefficients d’intelligence des Noirs (2016, p. 25).

L’idéal hégémonique a valorisé les personnes blanches et leurs valeurs. Les dirigeants latino-américains ont souvent tardé à abolir l’esclavage. Et après l’abolition, ils ont tout aussi souvent encouragé une politique d’immigration, ayant pour objectif, avoué ou non, de « blanchir » la population. Il suffit de rappeler le décret brésilien, figurant ci-dessous, adopté en 1890, qui avait pour objet d’empêcher l’entrée de Noirs et d’Asiatiques : « L’entrée dans les ports de la République est entièrement libre à l’exception des indigènes d’Asie ou d’Afrique, dont l’admission est soumise à une autorisation du Congrès national ». [Décret 8/06/1890]. 

La même politique a été suivie au Pérou après l’indépendance. L’objectif était également d’accroître la population blanche, dans un pays majoritairement indien et accessoirement noir. Denys Cuche (1981, p. 92), dans son livre Le Pérou Nègre, cite un écrivain péruvien : « Pour résoudre efficacement le problème de l’immigration, et la colonisation, il ne faut pas perdre de vue que son objectif principal doit être l’augmentation rapide de la population blanche suivant un plan médité, scientifique et de caractère général. » (Sacchetti, 1904, p. 29) 

Le même constat peut être fait dans le cas de la Colombie. Selon Jean-Pierre Minaudier, en effet : « La tentative d’encourager l’immigration européenne pour ‘’blanchir’’ sa population dans la pensée de l’époque était d’assurer le progrès du pays, selon les préjugés raciaux. Le but était l’extinction des races  ‘’inférieures’’ inadaptables selon les gouvernants à la ‘’civilisation moderne’’ ». (1997 , p. 160) 

Mais à la différence d’autres pays d’Amérique latine, (Argentine, Brésil, Cuba, République dominicaine, Uruguay, Venezuela) cette tentative de « blanchiment » par l’immigration européenne n’a pas fonctionné en Colombie. Le pays n’était pas suffisamment attractif. Il avait une image négative de violence et d’instabilité. Les conditions de vie géographiques, climatiques, étaient beaucoup plus difficiles que dans d’autres pays. Ce « blanchiment » physique et argumentaire est déconcertant quand on sait que l’origine de l’homme européen se trouve en Afrique. L’Afrique est le plus vieux des continents du monde, berceau de l’humanité. L’homme américain vient lui aussi d’Afrique.

Selon le professeur François Bon, c’est là, dans ses savanes orientales et ses hauts-plateaux méridionaux, qu’ont été trouvés les plus anciens fossiles d’hominiens, datant de 6 millions d’années, d’Orrorin à Homo habilis en passant par toute une cohorte d’Australopithèques. C’est encore de là, il y a environ 1,8 millions d’années, que partira en direction de l’Eurasie et de ses péninsules l’un de leurs descendants, Homo erectus. C’est toujours en Afrique que, aux environs de 300 000 ans, émergera celui qui allait clore la lignée humaine, Homo sapiens, dernier venu finissant par recouvrir (ou absorber, selon les cas) les autres formes d’humanité, tout en achevant de peupler la terre. L’essayiste et homme de théâtre brésilien, Abdias do Nascimento, a « détricoté » cette idéologie suprématiste dans un ouvrage, qui aurait mérité une traduction en français, O genocidio do negro brasileiro (Le génocide du nègre brésilien). 

C’est dans ce contexte, en dépit d’une histoire d’interdits, de préjugés, de marginalisation, qu’ont commencé à écrire les premiers écrivains noirs d’Amérique latine. On pense au Brésilien Joaquim Machado de Asis ou à l’Haïtien Emeric Bergeaud, qui ont écrit au xixe siècle. Contexte générateur de difficultés encore plus fortes pour les femmes qui ont pris la plume dès la fin du xixe siècle au Brésil. Et beaucoup plus tôt au Pérou. Les voix des femmes afro-péruviennes, selon le professeur  M’bare N’gom (2008, p. 25) sont en effet plus anciennes qu’au Brésil ou en Colombie.  El Diario espiritual d’Ursula de Jesus (1604-1666) en témoigne. Il s’agit de la première publication d’une femme afro-péruvienne, esclave, donnée à un couvent, Santa Rosa de Lima. Les précurseures brésiliennes et colombiennes ont écrit bien des années plus tard.

Au Brésil, la professeure Maria Firmina dos Reis (1825-1917) a écrit un roman abolitionniste, Ursula, en 1859. Elle est considérée comme la première romancière noire brésilienne. Auta de Souza (1876-1901), poétesse brésilienne, a collaboré avec divers périodiques toujours à la fin du xixe siècle. Elle est l’auteure de Horto. Cette œuvre a été préfacée par le poète brésilien abolitionniste blanc, Olavo Bilac. En Colombie, ce n’est qu’au début du xxe siècle qu’apparaît Teresa Martines de Varela (1913-1998), dans la région du Chocó, sur la côte Pacifique. Cette femme de lettres a été poétesse, romancière, musicologue, folkloriste, dramaturge, peintre, chercheuse, activiste sociale. Son œuvre maîtresse, Guerre et amour, publiée en 1947, porte sur la période de la Deuxième Guerre mondiale. Elle passe ensuite par un moment d’incertitude. Elle écrit, mais ses manuscrits, faute d’éditeur, restent dans les tiroirs. Elle se dit incomprise, peut-être parce qu’elle est noire. Mais elle a toujours pensé qu’un jour viendrait le temps de la reconnaissance.  

Ces pionnières ont eu pendant longtemps peu d’héritières. Au Brésil, en Colombie, au Pérou, ont surgi depuis quelques années un nombre significatif d’écrivaines revendiquant leur afro-latino-américanité. Au Brésil, la plus connue de ces écrivaines noires, Conceição Evaristo, romancière et poétesse, est traduite en diverses langues (allemand, anglais, français, espagnol). Elle a usé de la poésie pour relier la quête de liberté des esclaves et celle de leurs descendants. Dans « Voix-Femmes », le premier vers décrit la généalogie des souffrances familiales, la traversée de l’Atlantique dans les bateaux négriers, et la traversée d’une vie : La voix de mon arrière-grand-mère / a fait écho à une enfance / dans les cales du navire. / A fait écho aux lamentations / d’une enfance perdue. 

En Colombie, plusieurs femmes ont pris le relais de Teresa Martines de Varela, citée ci-dessus, ces dernières années. Mary Grueso Romero, voix du Pacifique colombien, a versifié la tentative d’un effacement identitaire qu’elle refuse. Par exemple dans son poème, « Orishas » : No sé de donde vengo / si de Ghana, Angola o Argelia / de Malí, de Zimbabwe o Etiopía,/ Solo sé que busco en los mapas, / Cual es el origen mio… Je ne sais pas d’où je viens / Peut-être du Ghana, d’Angola ou d’Algerie / Du Mali, du Zimbabwe ou d’Ethiopie / Je sais dimplmente que je cherche sur les cartes / Quelle est mon origine…

Les tentatives de masquer la production littéraire des Afro-Péruviennes reposaient sur une tentative d’infériorisation de la création littéraire à destination de la communauté afro-péruvienne. Une famille afro-péruvienne, les Santa-Cruz, s’est fait connaître avec une énergie et une créativité culturelle multidimensionnelle – musicale, littéraire, et gastronomique – qui a forcé les préjugés. Victoria Santa-Cruz a en particulier, de Paris aux États-Unis, laissé un nom dans les annales artistiques et littéraires du Pérou, au tournant des xxe et xxie siècles. Quelques années plus tard, Lucia Charun-Illescas, dans son roman Malambo, a présenté de façon novatrice les premières sources concernant les écrivaines noires d’Amérique latine. Son livre permet de penser les fondements, les objectifs et les difficultés rencontrées par la littérature féminine noire afro-latino-américaine, de voir quelle est la place qui est faite dans la littérature générale aux écrits féminins de la diaspora.  

Pour conclure, on peut dire que les femmes de lettres afro-latino-américaines ont écrit et écrivent poésies, romans, nouvelles. Elles traitent les thèmes de l’identité, de la vie quotidienne, de la religiosité, sous toutes ses formes, y compris dans sa matrice africaine et syncrétique (candomblé, oumbanda, santeria, vaudou), la violence domestique, du racisme, de la discrimination, de questions ethnico-culturelles, du travail, du féminisme et de féministes, de genre, de pouvoir et de mémoire familiale.  

Pour conclure, on peut dire que l’Amérique latine a une dette envers la culture africaine diasporique, qui a été niée pendant des siècles, contrainte au silence et à l’effacement. On peut ensuite ajouter que le racisme épistémique a croisé le sexisme contemporain. Toutes choses ayant rendu ardue pour les écrivains la production littéraire. Cette difficulté a été encore plus grande pour les femmes noires et indigènes. Il faut en outre ajouter que le marché éditorial est peu ouvert aux œuvres et à leurs traductions écrites par des hommes et des femmes noir(e)s écrivain(e)s latino-américain(e)s, mais aussi, aux romanciers ou poètes noirs.  Deux dernières observations, exprimées par le sociologue portoricain Ramón Grofoguel, enfin, pour qui « les universités “universalistes” ont ignoré les formes de pensée contestant l’eurocentrisme comme référence d’analyse ». Ramón Grosfoguel a fait, d’autre part, le commentaire suivant, que nous reprenons à notre compte : « c’est la production du racisme/sexisme épistémique, qui déqualifie la connaissance de l’altérité et les autres voix, critiques des projets impérialistes, colonialistes et patriarcaux que gouvernent le système-monde ».

Suzete DE PAIVA LIMA KOURLIANDSKY * 

* Doctorante, Université Jules Verne (Amiens). Présidente de l’association ALMAA.