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QUELQUE CHOSE
DE LATINO-AMÉRICAIN

Par Tierno MONÉNEMBO *

Voici ce que me disait l’écrivain colombien Santiago Gamboa, rencontré à Rome au début du siècle, alors que nous siégions au sein d’un même jury littéraire : « Vous les Africains et nous, les Latino-Américains, nous avons déjà l’essentiel en commun : la bouffe, la musique et la danse. Dès lors, tout le reste devient possible. » La bouffe, la musique, la danse, les premières choses que l’on se partage ! La bouffe, la musique, la danse, les dernières choses qui restent quand tout est fini ! 

Comment s’établir sur les deux rives de la « Grande Eau Salée » sans se faire signe, sans échanger ne serait-ce que le piment et le gombo, le manioc et l’huile de palme ? Par chance, sur le chemin de Lima et de Carthagène, les caravelles des négriers n’ont pas embarqué que des muscles, ils ont aussi embarqué des esprits et des gènes, des talents et des rites. Cela concerne l’aspect historique. Mais n’oublions pas la géographie. Si la culture yoruba a su s’épanouir au Pérou et au Brésil, en Colombie et à Cuba, c’est bien parce qu’elle y a trouvé l’environnement qui est le sien : même climat, même végétation, mêmes tropiques foisonnants et infernaaux. Antonio Olinto a eu raison de dire « qu’en Amérique du Nord, les dieux noirs sont morts de froid ».

En descendant du bateau, les esclaves sentirent du bout leurs pieds qu’ici, ils seraient un peu chez eux. Fouettés, enchaînés, certes ; le moral en berne, la chair en lambeaux, certes ; mais pas seuls. Rassurés par l’éclat du soleil et par la hauteur des cocotiers, leurs dieux aussi avaient traversé l’Océan. Ils veilleraient sur eux, ils les prémuniraient contre les périls qui s’annonçaient. Après les premières semaines d’enfer, ils profiteraient de la nuit pour tracer dans un lieu secret le candomblé au Brésil, la santeria à Cuba, le vodu en Haïti, tous les autres rites au Pérou, en Colombie et ailleurs pour y loger les orixhas du Bénin et les inquincis du Congo. L’Afrique dès lors, occupe la place qui lui revient dans cette métamorphose que les Brésiliens appellent, avec délectation, le misturo. Le croisement, le coupage, l’hybridation, cette perle nommée métissage qui fait le panache de l’Amérique latine ! 

L’Amérique latine ne m’est pas étrangère, comment le pourrait-elle ? D’ailleurs, elle est venue à moi bien avant que je n’aille à elle. Dans les années 1950, sur un rebord du buffet, mes parents tenaient un appareil antique dont plus personne ne se souvient et que l’on appelait phono. Les sonorités qui jaillissaient de ses lourds disques de terre m’enchantaient au point de me plonger dans un état second. Je mis longtemps à savoir que c’était une musique venue de loin : du Brésil, de Cuba, de la République dominicaine. Ainsi, en esquissant mes premiers pas, je dansais de la samba, du cha-cha-cha, du merengue, de la rumba. Ces musiques merveilleuses venaient de l’autre côté de l’Océan tout en étant viscéralement les nôtres. De la musique africaine qui n’était pas africaine. Et c’est là toute l’ambiguïté des liens qui unissent les Africains à leurs cousins d’Amérique : proches et lointains, semblables et différents, et pour cette raison, justement, condamnés à se chercher dans un perpétuel jeu de séduction marqué par l’ardeur et par le goût de l’excès. 

C’est à la fin des années 1980 au Mexique que j’ai commencé ma découverte (physique !) de cette région du monde. Entre-temps, je n’avais pas fait qu’écouter Gilberto Gil et Johnny Pacheco. J’avais aussi lu Jorge Amado, Mario Vargas Llosa et tous les autres. Je trouvai que Juan Rulfo était déjà mort mais Octavio Paz (dont j’eus l’occasion de serrer la main) vivait même s’il n’avait pas encore gagné le Nobel. Vous me direz que le Mexique est l’un des pays latino-américains les plus éloignés de l’Afrique et vous aurez parfaitement raison, même si au xive siècle sa capitale était surnommée -allez savoir pourquoi - « Mexico-la-Nègre ». Après les canaux de Xochimilco et les pyramides de Teotihuacan, je visitai la maison de Diego Rivera et Frida Kahlo où, paraît-il, Trotski a reçu le fameux coup de piolet. À propos de Trotski, j’ai rencontré son arrière-petite-fille, la poétesse Veronica Volkoff. C’était au cours d’un dîner au Vasco, le fameux restaurant où Pancho Villa et Zapata se sont rencontrés pour la première fois. Il y avait là Edouard Glissant, Nicolas Bouvier et quelques autres grosses plumes de la littérature contemporaine. Nous dégustions un gigot de chevreuil au chocolat arrosé d’un bon vin mexicain quand on est venu nous annoncer la chute du mur de Berlin. Bien sûr, tout le monde s’est levé pour embrasser l’Histoire, je veux dire, la charmante Veronica Volkoff.  

Après le Mexique, je tombai de plain-pied dans la fournaise brésilienne. Là, j’étais en terrain connu ; là, tout me rappelait la Guinée. On ne le dit pas assez mais le Brésil est le deuxième pays noir du monde après le Nigeria. Et les premiers esclaves arrivés là au xviie siècle venaient de Guinée. Salvador de Bahia, la première capitale, est la plus africaine des villes du Brésil. C’est la ville de Gilberto Gil et de Caetano Veloso (né, il est vrai, à 50 km de là). C’est surtout le cadre pittoresque et enchanteur des romans de Jorge Amado. Je pouvais, en remontant ses ladres, reconstituer des pans entiers de Les pâtres de la nuit ou de Les boutiques aux miracles. Jorge Amado se trouvait à Paris quand je suis arrivé à Salvador. Mais j’eus la chance de fréquenter ses vieux acolytes : l’anthropologue Pierre Verger et le peintre Caribe. Pierre Verger fut sans aucun doute l’homme qui connut le mieux la culture afro-brésilienne. Pendant quatre mois, à raison de deux heures par jour, il m’a raconté Bahia, siècle par siècle, pavé par pavé, maison par maison. Je suis revenu au Brésil plusieurs fois après sa mort. Mais c’est toujours par ses yeux et par son cœur que j’ai senti vibrer cet immense pays saisi par la nostalgie et la passion. 

De tous ces pays, Cuba est le plus proche de la Guinée et pas seulement pour les livres d’Alejo Carpentier et la musique déchirante de l’Orquesta Aragon. Pour des raisons diplomatiques aussi. La Guinée fut le premier pays africain à ouvrir une ambassade à La Havane après la révolution castriste. Nombre de mes oncles et cousins ont poursuivi leurs études à La Havane, Santiago, Matanzas ou Camagüe. D’ailleurs, j’ai croisé des dizaines de compatriotes lors de mon séjour au pays de José Martí, de José-Maria de Heredia et de Nicolás Guillén. Vous pensez bien que, comme Hemingway, je n’ai jamais failli au rituel : mon daïquiri au Floridita et mon mojito à La Bodeguita del Medio mais toujours accompagné du Partage des eaux d’Alejo Carpentier, de Paradiso de José Lima ou de Trois tristes tigres de Guillermo Cabrera Infante. La musique, on n’a pas besoin de la choir là-bas. Elle est bonne même chez les derniers des croquenotes. Et puis, elle arrive sans prévenir, avec sa furie irrésistible et son tintamarre de cyclone. Pour la musique, pour la bouffe, pour le merengue, pour la salsa, pour la littérature surtout, je reviendrai en Amérique latine.   

Tierno MONENEMBO * 

Romancier guinéen. Grand prix littéraire d’Afrique noire/Prix Renaudot/ Prix Ahmadou Kourouma/ Prix Tropiques/Prix Erckmann-Chatrian. Auteur de Pelourinho et Les coqs cubains chantent à minuit