CLÔTURE DE BELLES LATINAS

MAISON INTERNATIONALE DES LANGUES
UNIVERSITÉ LUMIÈRE LYON 2

Jeudi 28 OCTOBRE 18 H

Colloque de clôture

Soirée animé par François Delprat. Présentation de l’œuvre de l’écrivain vénézuélien José Antonio Ramos Sucre et des enjeux du travail de traduction qui lui sont liés, suivi de lectures de poèmes. Intervenants : Philippe Dessommes, François Géal et Michel Dubuis. Colloque en partenariat avec les Presses universitaires de Lyon (PUL) et l’Université Lumière Lyon 2. Les PUL ont publié récemment l’Anthologie La Substance du rêve. Poèmes en prose de José Antonio Sucre, coll. « Ida y vuelta/ Aller-retour ». Entrée gratuite. Inscription en ligne obligatoire.

 Maison internationale des langues et des cultures (MILC),
35 rue Raulin, 69007 Lyon – Tél. 04 78 69 70 00 – SITE

José Antonio Ramos Sucre,
La substance du rêve*

La vie de José Antonio Ramos Sucre (1890-1930) est contemporaine des bouleversements esthétiques et idéologiques qu’avaient suscité, en littérature vénézuélienne, tout comme il en est advenu dans les autres pays de langue espagnole, la grande vague novatrice des tenants du mouvement Moderniste entre 1880 et 1920, succédant à la très influente créativité des symbolistes français, dont elle hérite l’imaginaire. La poésie, comme l’ensemble des formes d’expression artistique, affirme alors se vouer à la beauté tout en prenant part aux nombreux changements apportés par les mouvements sociaux et par l’immense collecte de savoir et l’exploration des cultures différentes à travers le monde. Ainsi se construisent une poésie et tout un courant du savoir et des arts qui est appelé, dès la fin de la première décennie du xxe siècle, l’avant-garde. Rupture avec les conventions d’écriture et ouverture sur une modernité imbue des richesses culturelles et philosophiques de l’ensemble de la culture occidentale ; langue savante, mais aussi porteuse de tradition autant que de modernité, on verra s’élaborer, pour le plus grand charme des lecteurs, une poésie d’une exceptionnelle qualité musicale.

José Antonio Ramos Sucre, solitaire et singulier, construit dès 1912 une œuvre originale, dans un pays alors très attaché à la culture savante mais où la peinture, la musique et le théâtre avaient pris en compte le riche patrimoine des traditions populaires et où se perpétuent toujours les mythes anciens, modifiés et enrichis de la puissante imagination des campagnes et de la persistance, dans les contes et légendes, d’une culture européenne instaurée par les grandes étapes de l’histoire coloniale.

Il porte l’audace et l’exigence d’écriture, la puissance oratoire des Modernistes et l’enchantement d’une imagination marquée d’un fort exotisme. Mais aussi, il préfigure le défi aux conventions qui caractérisera les avant-gardes littéraires de la deuxième décennie du xxe siècle et de la troisième décennie, tout en apparaissant comme un poète de la tour d’ivoire. Ses amis célèbres qu’étaient Fernando Paz Castillo et Pedro Sotillo ont rappelé leurs longues conversations à Caracas autour de l’idéalisme, son goût pour l’ésotérisme et l’hostilité au matérialisme qui présidait déjà en leur temps à une vision de l’histoire bien distincte des formes de pensée de la société en place

Ses textes, toujours brefs, revêtent des expressions changeantes : aphorismes satiriques ou provocateurs, vignettes populaires ou personnages pittoresques, anecdotes morales, méditations sur les destin et la mort, exaltation de la beauté, raccourcis légendaires en une langue élégante, savamment travaillée, non sans invention lexicale et qui ramènent à notre mémoire d’innombrables lectures et lancent le pari d’ouvrir la modernité sur le rêve, tout en signifiant au lecteur la nécessaire quête de la force de l’esprit et l’inévitable fragilité de l’être. Ils réactivent, à la façon des symbolistes et des écrivains du courant décadentiste de la fin du xixe siècle le goût des romantiques allemands et français, l’esthétique de la peinture des préraphaélites anglais, les rêveries de paysages enchanteurs et aussi le mélodrame du destin que l’on retrouve en notre xxie siècle dans la vogue des récits « gothiques ». Défile aussi une étonnante paléographie : une Antiquité classique, une épique médiévale non sans fantaisie et les merveilles de l’Orient, celles des contes et aussi des récits de voyage, de la tradition chrétienne à la tradition hispano-arabe ; des figures renvoyant ici aux anciennes sagas du nord de l’Europe, ailleurs aux plus anciennes encore cultures de la Chine. Le quotidien est transfiguré par le sens de la beauté, le sentiment de la gravité de la présence au monde, le sacré, le tragique, mais parfois aussi, soudain délivré des conventions par le sel de l’ironie.

Nombre de ces textes ont été diffusés dans la presse vénézuélienne, dans les pages culturelles de quotidiens, puis rassemblés dans les recueils : Trizas de papel, (1921) dont les textes ont été repris dans le deuxième recueil, La torre de timón (1923), accompagnés de nouveaux poèmes. Ses deux livres ultérieurs Las formas del fuego (1929) et El cielo de esmalte (1929) montrent une savante maturité et portent les signes de son long travail. Le raffinement du langage, la musicalité de la phrase, le goût de la parole sonore, mais aussi la liberté de la construction et l’absence de rime rangent ces textes dans le poème en prose, une forme consacrée par Baudelaire dans Le Spleen de Paris (1869), que José Antonio Ramos Sucre admirait.

L’anthologie La substance du rêve (Presses de l’Université de Lyon, 2020) a choisi un peu moins de la moitié des textes figurant dans l’édition définitive, José Antonio Ramos Sucre, Obra poética, Edición crítica, Alba Rosa Hernández Bossio, coordinadora, Madrid, Nanterre, ALLCA XX, 2001, Colección Archivos, n° 17. Le choix s’est inspiré des travaux critiques entourant ce vaste ensemble poétique en veillant à retenir les poèmes que les biographes et critiques signalent comme une projection du poète lui-même dans ses écrits, et à donner leur place aux nombreux registres et thèmes qu’il aborde dans une grande variété de formes. Outre la tonalité plurielle, il était souhaitable de faire apparaître les constantes de l’écriture et celles des significations. Chaque texte appelle une exégèse qui lui soit propre, et pourtant, il est porteur de marqueurs qui rendent très reconnaissable ce que l’on peut désigner comme un style de Ramos Sucre. Lui-même définissait le poète lyrique comme celui qui exprime les valeurs qu’il porte en son âme et en pétrit son propre langage. L’accent indéniablement personnel est souligné par le poète Américo Ferrari dans une de ses études critiques :

Dans l’œuvre de Ramos Sucre, le je lyrique éclate en une multitude de « personnes » (au sens étymologique). Souligné souvent par l’insistant usage du pronom, ce je est le héros des aventures les plus diverses de l’imagination : fugitif, bagnard, hidalgo, mandarin, prêtre, mage, ou témoin impassible de guerres, d’assassinats, d’ensorcellements, de vengeances, d’amours en des temps incertains ou fort reculés, en des lieux lointains ou d’utopie, « José Antonio Ramos Sucre, el cuento, el canto », El Bosque y sus caminos, (Valencia, Pre-textos, 1993, p. 158-159)[1]

La traduction, entièrement nouvelle, a été réalisée par une équipe réunissant un professeur agrégé, Philippe Dessommes Flórez, et deux professeurs des universités, Michel Dubuis et François Géal, tous trois spécialistes des cultures hispaniques. Traducteurs expérimentés et grands connaisseurs des cultures occidentales, ils ont attentivement restitué la grande richesse allégorique et les images visuelles et sonores dans la mesure où le permet le passage d’une langue à l’autre. Les formulations insolites de l’original appelaient une traduction au plus près du texte. De plus, bien qu’elle bénéficie de la liberté que donne le poème en prose, la langue très musicale dont use José Antonio Ramos Sucre rappelle souvent la versification traditionnelle espagnole, ce qui n’est pas une mince gageure pour le traducteur qui doit alors suivre la structure des paragraphes et trouver les cadences qu’une scansion en français peut élaborer. Le lecteur saura reconnaître le talent d’écriture que la traduction de poèmes requiert, une remarquable réussite.

François DELPRAT

Presses de l’Université de Lyon, 2020, 280 p

[1] « En la obra de Ramos Sucre el yo lírico estalla en una multitud de “personas” (podemos tomar el vocablo en su sentido etimológico). Subrayado a menudo con el insistente uso del pronombre, este yo es héroe de las más diversas aventuras de la imaginación: fugitivo, presidiario, hidalgo, mandarín, sacerdote, mago; o testigo impasible de guerras, asesinatos, hechizos, venganzas, amores en épocas inciertas y remotas, en lugares utópicos y remotos ». Américo Ferrari, « José Antonio Ramos Sucre, el cuento, el canto », El Bosque y sus caminos, (Valencia, Pre-textos, 1993, p. 158-159).