Le cas de la journaliste Regina Martínez, assassinée en 2012 au Mexique, est toujours d’actualité

138 journalistes assassinés, 8 portés disparus depuis 2000. Être journaliste au Mexique est un métier à haut risque, bien plus dangereux que couvrir la guerre en Syrie ou en Afghanistan. Pourquoi ce pays, pourtant démocratique, se situe-t-il dans le peloton de queue du Classement mondial de la liberté de la presse 2020 établi par Reporters sans Frontières ?

Photo : RSF

Le 27 avril, France 5 diffusait Mexique : le silence ou la mort*, un documentaire de Jules Giraudat sur le « Projet Cartel », une nouvelle enquête de Forbidden Stories, un réseau international de 60 médias et d’une centaine de journalistes d’investigation de 38 pays créé par le journaliste et réalisateur Laurent Richard, en 2015, à Paris, « pour poursuivre le travail de reporters menacés, emprisonnés ou assassinés ». En l’occurrence, le travail inachevé était celui de Regina Martínez, une journaliste mexicaine de l’hebdomadaire national Proceso, sauvagement assassinée le 28 avril 2012 à son domicile de Xalapa, capitale du Veracruz, un État situé sur la côte atlantique, dans le Golfe du Mexique. Neuf ans après les faits, et malgré les promesses du président Andrés Manuel López Obrador (AMLO) et du gouverneur de Veracruz, Cuitláhuac García Jiménez, les circonstances de son assassinat ne sont toujours pas élucidées.

Une journaliste opiniâtre et incorruptible

Pourquoi le cas de Regina Martínez est-il emblématique ? Ceux qui l’ont connue décrivent Regina comme une grande professionnelle, incorruptible et opiniâtre, qui enquêtait malgré la peur et le danger, sur des sujets sensibles et dérangeants pour le pouvoir local, exercé successivement par deux gouverneurs du PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) qui se sont succédé à la tête de l’État de Veracruz, Fidel Herrera (2004-2010) et Javier Duarte de Ochoa (2010-2016). Elle les accusait d’enrichissement illicite, de voler l’argent public alors qu’il y avait tant de pauvreté et d’exclusion et d’avoir permis aux cartels de la drogue, notamment à celui, ultraviolent, des Zetas, d’étendre leur emprise dans l’État de Veracruz et d’y faire régner la terreur. Extorsions, assassinats, disparitions s’y multipliaient en toute impunité, signe manifeste d’une collusion entre narcotrafiquants, politiciens véreux, justice et police corrompues.

Son assassinat s’inscrit dans un contexte local qu’elle avait qualifié de « surréaliste et kafkaïen » tant la corruption, la violence et l’impunité qui y régnaient – et qu’elle dénonçait sans relâche – étaient incommensurables. Le 6 août 2011, elle avait d’ailleurs publié un article au titre révélateur : « Veracruz, le risque élevé d’informer ». Le climat de violence était exacerbé par la guerre que le président Felipe Calderón (2006-2012) du PAN (Parti d’Action Nationale) avait déclarée aux cartels. Après une enquête bâclée, et suspecte à bien des égards, les autorités conclurent au bout de 24 heures que le mobile de l’assassinat de Regina était le vol. Un coupable idéal, « El Silva », dont les aveux furent obtenus sous la torture, fut condamné à 38 ans de prison.

Le « Projet Cartel », une enquête collaborative à l’écho planétaire

Qu’est-ce que le « Projet Cartel » ? Pris en étau entre le silence et la mort, comment les journalistes dans ce pays peuvent-ils continuer à informer ? Ce meurtre est exemplaire du sort réservé aux journalistes d’investigation au Mexique, et rien ne semble endiguer les crimes dont ils sont victimes. Le réseau Forbidden Stories a décidé de reprendre le travail de Regina et de lancer le « Projet Cartel ». L’enquête, menée en collaboration par une soixantaine de journalistes d’importants médias mondiaux a duré dix mois et a fait l’objet d’une publication coordonnée et planétaire, le 6 décembre 2020, à la une des grands journaux : Le Monde, El País, Die Zeit, The Guardian, The Washington Post, Proceso, entre autres. Une réponse collective, solidaire et forte au message de terreur envoyé par le crime organisé et ses complices en éliminant Regina. Les journalistes ont enquêté sur l’assassinat de Regina Martínez, sur la production et le trafic de drogue et sur la violence générée par ce trafic.

Le travail des journalistes sur le terrain est minutieux. Ils sollicitent des collègues de la journaliste, interrogent la procureure de la FEADLE (le Bureau du procureur spécialisé dans la prévention des crimes commis contre la liberté d’expression) de l’époque, l’avocate du principal accusé, d’anciens fonctionnaires du gouvernement local. Ils frappent à toutes les portes. Celles du procureur qui avait diligenté l’affaire et des gouverneurs Herrera et Duarte ne s’ouvrent pas. N’empêche. La version officielle, peu crédible à l’époque, l’est encore moins après ce travail de fond. La thèse du vol ne tient pas. C’était le travail de Regina qui était visé et c’est vraisemblablement ce qu’elle avait découvert et qu’elle était sur le point de publier qui a scellé son destin : elle enquêtait sur l’augmentation exponentielle des disparitions de personnes dans le Veracruz (24 000 à 25 000 personnes) et sur les charniers clandestins.

En parallèle, l’enquête porte sur les réseaux internationaux des narcotrafiquants mexicains et sur leur très juteux trafic.  Leur chiffre d’affaires annuel est estimé à 15,5 milliards de dollars ! Et les nouvelles drogues de synthèse comme le fentanyl, fabriqué à partir de produits provenant d’Inde et de Chine, sont une véritable manne financière : faciles à produire et à transporter, très addictives… et meurtrières. Un troisième volet de l’enquête s’intéresse aux fabricants d’armes états-uniens et européens. Des armes lourdes arrivent au Mexique, à sa police, en contournant les lois. Des policiers corrompus revendent leurs armes aux cartels dont ils font parfois partie et commettent des exactions.

Cette médiatisation du cas de Regina Martínez permettra-t-elle de faire toute la lumière sur son assassinat et de redonner espoir à ses confrères qui continuent d’informer au péril de leur vie, et aux ONG qui militent pour la liberté de la presse dans le pays ? Le Prix spécial 2020 George Polk Award de l’Université de Long Island a récompensé le « Projet Cartel » pour « le travail courageux et influent des reporters » et « leur travail d’investigation original et qui invite à réfléchir ».

La pauvreté, l’exclusion, la corruption endémique qui a gangréné une partie des institutions et qui s’est normalisée, l’argent facile du narcotrafic, les guerres entre cartels (dix-neuf) pour la conquête de territoires, l’impunité, sont le terreau de la violence. Le PRI et le PAN ne l’ont pas éradiquée. Le président AMLO et son parti Morena (Mouvement de Régénération Nationale) y parviendront-ils ? Cinq mois après, sa promesse de rouvrir le dossier de Regina est en suspens.  Le 3 mai, Journée mondiale de la liberté de la presse, un journaliste a été assassiné dans l’État de Sonora…

Isabelle SANTAROSSA

*Emission disponible en replay jusqu’au 26/06/2021 : https://www.france.tv/france-5/le-monde-en-face/2398925-projet-cartel-mexique-le-silence-ou-la-mort.html