Les éditions Métailié nous proposent le premier roman d’une jeune écrivaine argentine, Carla Maliandi. Née au Venezuela, l’autrice vécut avec ses parents, philosophes exilés dans les années 70, à Heidelberg, Allemagne, jusqu’à ses cinq ans. Cette circonstance personnelle est à l’origine aussi de l’expérience de sa narratrice et personnage, qui n’a d’autre nom que le « je » à partir duquel le roman est raconté.
Photo : Editions Métailié – Fabula
Nous ne sommes pas là face à un texte autobiographique, malgré ces coïncidences et le fait que l’absence de nom et les données de la filiation renvoient forcément le lecteur vers le patronyme figurant sur la couverture. Il s’agirait plutôt d’une sorte d’autofiction qui profite de ces matériaux du passé pour raconter à la fois le désarroi de quelqu’un qui rompt brusquement avec sa vie d’avant, et également celui du déraciné qui va aborder l’expérience des liens avec d’autres déracinés, ses semblables malgré les différences. Elle part sans prévenir personne, « disparaît » des espaces partagés avec la famille, les amis, le travail et son ex-mari. Elle n’a pas de téléphone portable et ne consulte plus sa boîte mail. Elle n’a pas d’argent, ni de projet de vie, à part une vague inscription à l’université qui lui permettrait d’occuper légitimement une chambre dans la résidence où elle a réservé une place.
Aussitôt arrivée, elle fera la connaissance d’un certain nombre d’autres personnes qui, comme elle, n’appartiennent pas à ce lieu, à cette langue, à cette culture : Frau Wittmann, la directrice hongroise de la résidence ; les étudiants Miguel Javier, le tucumanais, argentin [1]; Shanice, japonaise et sa voisine de chambre ; « le play-boy albanais » ; Mme Takahashi, la mère de Shanice ; Joseph le photographe turc… La rencontre avec le premier lui provoque une certaine tendresse, due aux résonances de son accent provincial ; la deuxième s’attache immédiatement à elle, sans raison apparente. L’albanais cherche surtout une aventure sexuelle, qui ne se produira pas. Le tucumanais et la japonaise l’adoptent, l’accompagnent, la protègent, en quelque sorte. Elle prend d’emblée une attitude quelque peu méfiante, mais en même temps se sent bercée par cette affection, surtout lorsqu’elle apprend qu’elle est enceinte, mais ne sait pas si le père de son enfant est son ex ou une relation de passage.
Par la suite, les évènements s’enchaînent à une grande vitesse, sans que la narratrice ait le temps ni les moyens de les contrôler ou même de les comprendre. Shanice se suicide le lendemain d’une fête, et lui lègue toutes ces affaires, ce qui modifie considérablement sa situation économique. Les parents arrivent du Japon pour les funérailles, et la narratrice connaît Mme Takahashi, la mère, une femme étrange, fantasque et parfois sinistre, qui ne cessera de la poursuivre, et dont on ne saura jamais ce qu’elle est finalement devenue. D’autre part, elle établit fortuitement des rapports téléphoniques avec Marta Paula, la sœur du tucumanaisrestée au pays, ce qui ouvre une nouvelle ligne narrative et incorpore au récit des éléments quelque peu surnaturels, à travers une sorcière de village qui prédit le sexe de son enfant et l’avertit contre les pouvoirs maléfiques de Mme Takahashi.
Tous ces personnages se trouvent, d’une façon ou d’une autre, à un tournant de leurs vies, et doivent prendre des décisions qui en définiront le sens. La plupart ont des choses à faire, des préoccupations concrètes, des obsessions, des horaires, des contraintes, des objectifs. Elle ne fait rien, dort beaucoup, se promène dans une ville qui n’est pas tout à fait la même que celle de ses souvenirs, mais qu’elle reconnaît toujours et dont certains lieux éveillent des échos puissants : « Qu’est-ce que je pourrais aller faire, moi qui suis quelqu’un sans activité, une personne qui a quitté sa maison et qui a renoncé à tout ce qu’elle faisait ? Une bonne à rien qui déambule dans une ville invraisemblable. »
Un jour et par hasard, elle rencontre Mario, qui a été l’un des étudiants de son père, et qui est maintenant professeur à l’Université. Les retrouvailles sont très émotives, ils évoquent ensemble le temps de son premier séjour à Heidelberg, les photos, les confidences. Mario est gay, il sera aussi une figure tutélaire, qui lui offrira sa maison, ses contacts, et qui lui présentera Joseph, son amant, un jeune turc d’une grande beauté avec qui elle aura une brève aventure. La personnage traverse les lieux et les rapports avec ses amis comme une vagabonde qui goûte un peu à tout sans trop s’arrêter sur rien, même si ses liens sont sincères. Elle se demande quoi faire de sa vie, si elle gardera ou pas son enfant, si elle reviendra un jour à Buenos Aires. Il y a dans tout le roman un équilibre instable entre gravité et légèreté, immobilité et changement, questionnement et fatalisme, distance et sentiment, ce qui donne au texte le rythme de la vie cueillie au vif, avec toute son immédiateté et sa tension. Les doutes, les regrets, les pertes, l’incapacité à se comporter comme l’adulte qu’elle est, l’autocritique et même la culpabilité sont nuancées par le vécu de l’instant, la présence de l’enfant dans son corps, le plaisir simple d’un verre de bon vin ou de se sentir heureuse d’habiter la belle maison de Mario en son absence. Et avec un humour parfois grinçant, jamais malveillant, qui neutralise tout risque de dramatisation ou de solennité.
Elle voudrait simplement se laisser aller, se laisser porter par la vie et les circonstances, qui décident à sa place. Et rester nichée dans ce temps vide, qui ressemble à celui de l’enfance : « Je ne sais pas, peut-être que toute ma vie j’ai idéalisé ces années de mon enfance, peut-être que je me souvenais de cette ville comme d’un endroit où le temps s’écoulait d’une autre façon. C’est ici que nous attendions que tout s’arrange pour pouvoir rentrer, et entre-temps, nous étions comme suspendus, loin, heureux. »
Néanmoins, une quête souterraine, inconsciente, la mène un jour par des chemins détournés très loin, jusqu’à un lac caché qu’elle reconnaît en arrivant comme celui où son père l’emmenait en étant petite. En route, elle a suivi l’image fantomatique de la mère de Shanice, a visité le cimetière, a failli s’enfoncer dans les eaux glacées du lac… Toujours en danger, toujours au bord du précipice, elle ne tombe pas, mais elle parcourt sans le savoir des chemins déjà transités, au rythme de répétitions mystérieuses et presque rituelles. Aucune des énigmes posées pendant le récit ne sera résolue. Il n’y a que des péripéties, des vagabondages, des incertitudes. Il y a le flux de la vie, le désarroi d’une génération, le poids – qui n’accable pas mais qui se fait sentir- d’un passé dont on aperçoit les côtés heureux et dont les douleurs sont tues. Dans les mots de Mme Takahashi : « Nous sommes de petites particules dans le chaos, des feuilles agitées par le vent. »
Ce qui importe est la vie aujourd’hui, cette vie hors normes, pas à sa place, cette liberté transitoire et sans autre but que celui de se sentir vivante et porteuse de vie, d’avoir des amis sur qui compter, en qui se reconnaître et avec qui parler sa propre langue. Des attaches fragiles pour une femme qui ne l’est pas tant, qui nous émeut et nous irrite, qui est foncièrement vraie.
Marián SEMILLA-DURÁN
Une chambre en Allemagne de Carla Maliandi traduit de l’espagnol (Argentine) par Myriam Chirousse. Éditions Métailié, 160 p., 18 €, en librairies dès le 6 mai.
[1] Néologisme pour désigner quelqu’un originaire de la province de Tucumán.