« Paravent de la conquête du Mexique » : guerre et paix. Au Musée du Prado à Madrid jusqu’en septembre

En cette année 2021 marquée par la pandémie mondiale et des controverses autour de la commémoration de la conquête du Mexique (1519-1521), le Musée National du Prado à Madrid expose une œuvre exceptionnelle de l’art colonial mexicain, en avant-première de sa prochaine exposition consacrée à l’art ibéro-américain en Espagne et en Europe. L’art pour rapprocher les peuples ?

Photo : Musée du Prado

Dans le cadre de sa politique culturelle, le Musée National du Prado à Madrid présente depuis le 20 avril et jusqu’au 26 septembre le Paravent de la Conquête du Mexique et La très noble et loyale ville de Mexico (Biombo de la Conquista de México y La muy noble y leal ciudad de México), une œuvre majeure de l’art de la Nouvelle-Espagne qui annonce l’exposition temporaire Tornaviaje (Voyage de retour) prévue du 5 octobre 2021 au 13 février 2022. L’origine des paravents mexicains est obscure, les plus anciens datant de 1630. La Vice-royauté de Nouvelle-Espagne (1535-1810) – qui occupait le territoire du Mexique actuel et au-delà -, se réappropria ces objets nés en Asie, les réinterprétant avec des matériaux et motifs nouveaux.

Le paravent, avec sa forme en accordéon, les dimensions de ses panneaux et sa mobilité, remplissait plusieurs fonctions pratiques dans les demeures : arrêter les courants d’air, se protéger des regards indiscrets, séparer les espaces. Davantage considérés comme des peintures que comme pièces de mobilier, ornés de sujets historiques, urbains, mythologiques, littéraires, allégoriques, de scènes de genre, ils étaient aussi des supports pour la contemplation ou pour la conversation, assumant par ce biais une fonction sociale. Les plus riches et les plus précieux étaient décorés des deux côtés, comme c’est le cas de celui que le Prado présente actuellement.

Après une année de restauration, ce paravent provenant d’une collection particulière est exposé au Prado dans le cadre de « l’Œuvre invitée », un programme de la fondation des Amis du Prado dont le but est de proposer au public des pièces uniques et exceptionnelles. Il offre par là-même un avant-goût de l’exposition Tornaviaje consacrée à l’art ibéro-américain en Espagne et en Europe à l’époque moderne, un pari du musée pour s’ouvrir à de nouvelles géographies, dans le cadre du 500ème anniversaire de la conquête du Mexique. Daté de 1675-1692 et d’auteur inconnu, il est peint à l’huile et doré à la feuille d’or. Sa structure en bois se compose de dix panneaux de 2,10 x 0,61m chacun, reposant sur des pieds de 5 cm et reliés par des anneaux de fer. Le taffetas de lin qui habille le paravent est le support de la peinture.

Tout porte à croire, en raison de la richesse de ses décors, qu’il fut offert par la ville de Mexico au vice-roi de la Nouvelle-Espagne, au moment de sa prise de pouvoir, en gage de fidélité politique et d’allégeance à la Couronne espagnole. Il témoigne également du syncrétisme des élites créoles, rattachées par les traditions et la religion à l’Espagne mais intéressées par le passé et la culture des territoires qu’elles peuplaient et tournées vers leur avenir. Selon Miguel Falomir, directeur du musée, cette œuvre d’art manifesterait « l’orgueil et la singularité d’une réalité américaine ». Une identité spécifique se construit ainsi après la conquête, au fil de l’époque coloniale, pour s’incarner ultérieurement dans le processus d’indépendance du Mexique (1810-1821).

Ce paravent, témoin d’une histoire et symbole ostensible de pouvoir, présente sur une face, dans une vision spatio-temporelle condensée, douze scènes qui jalonnent la conquête du Mexique, depuis l’accueil d’Hernán Cortés par l’empereur aztèque Moctezuma à Tenochtitlán, jusqu’à la bataille de Tlatelolco, dernier bastion de la résistance indigène, en passant par la défaite des Espagnols lors de la Triste nuit (la Noche triste), entre autres. Les jeux de couleurs, l’utilisation de la lumière, le choix de la perspective, le souci des détails donnent force et dynamisme au récit marqué par la violence, le chaos, la peur, l’héroïsme, qui se déroule sur les dix panneaux de cette face. 

La distance temporelle qui sépare l’exécution de l’œuvre des événements met en lumière le regard des descendants créoles des conquérants espagnols qui cherchent à leur tour leur place dans cette geste qui fonde leur histoire propre et qui intègrent, de ce fait, le passé préhispanique de la terre où ils se sont enracinés.

Un cartouche sur le premier panneau permet d’identifier les scènes au moyen de lettres qui leur sont attribuées sur la peinture. Les noms de Moctezuma (Motectzoma), Malintzin (traductrice et maîtresse de Cortés), Cuauhtémoc(le dernier empereur) sont indiqués afin de faciliter leur reconnaissance, ce qui n’est pas le cas pour les Espagnols. Les vêtements, les armures, les armes, sont représentés minutieusement, avec un intérêt manifeste pour les guerriers aztèques, guerriers aigles et guerriers jaguars, peints avec leurs macuahuitl, des armes à lame d’obsidienne. 

Ce monde violent et désordonné de la conquête contraste avec celui qui orne l’autre face du paravent consacrée à la Très noble et loyale ville de Mexico.  Représentée en contre-plongée depuis les hauteurs qui permettent de la dominer, à tous les sens du terme, et de l’appréhender dans sa totalité, la capitale de la Nouvelle-Espagne apparaît, paisible et ordonnée, avec ses nombreux édifices, ses sièges du pouvoir religieux et politique, ses sites majeurs. La colline de Chapultepec, la promenade de la Alameda, les principales chaussées de la ville, ses places, ses maisons, ses patios, ses quartiers indigènes, sont reconnaissables. Mais ce qui donne à ce paravent un aspect unique est la représentation des différentes catégories d’habitants (plus de deux cents) qui peuplent cette ville et lui donnent vie, et de scènes quotidiennes, sans oublier la présence du vice-roi devant son palais, installé dans sa voiture tirée par six mules. Ainsi, après la tourmente de la conquête naît un nouvel ordre social, économique et politique symbolisé par cette vue panoramique de la ville idéalisée de Mexico. La décoration de ce paravent exalte la fondation d’un monde nouveau. 

Cette initiative d’ouverture du Prado à l’art de l’Amérique coloniale et postcoloniale permettra-t-elle d’élargir les horizons culturels et mentaux et de rapprocher les peuples ?  La conquête du Mexique reste un sujet brûlant. Le président mexicain Andrés Manuel López Obrador exige de l’Espagne qu’elle demande pardon pour des exactions commises il y a 500 ans, mais l’Espagne s’y refuse. Parmi les quinze événements programmés au Mexique du 14 février au 30 septembre, deux points d’orgue seront la commémoration de la fondation de Tenochtitlán le 13 mai (1321) et de sa reddition le 13 août (1521), rebaptisée « 500 ans de résistance indigène ». 

Isabelle SANTAROSSA

Site du Prado : 

https://www.museodelprado.es/actualidad/exposicion/biombo-de-la-conquista-de-mexico-y-la-muy-noble-y/1f4af012-8bf5-bbeb-6bdd-a9a084fd4585