Élections latino-américaines : surchauffe électorale, courts-circuits démocratiques ?

L’année électorale latino-américaine, 2021 donc, a commencé sur les chapeaux de roues. Et c’est loin d’être fini. Cette avalanche de bulletins a sans doute fait des heureux : les papeteries et les imprimeurs. Reste à savoir si la démocratie y a trouvé son compte.

Photo : France 24

Élections ici et là, ont offert et offrent un jeu complet d’options électorales, au pied des urnes : municipales, législatives, présidentielles, consultations référendaires. Le métronome des votations engagé dès février 2021 affiche un carton plein jusqu’en décembre. Qu’on en juge toutes cartes en mains. Municipales au Salvador en février, en Bolivie en mars, au Paraguay en octobre. Le rayon législatives est bien fourni lui aussi avec l’Équateur et le Salvador en février, le Pérou en avril, le Mexique en juin, Haïti en septembre, l’Argentine en octobre, le Chili et le Honduras en novembre. Présidentielles ? Oui, dès février en Équateur, et de nouveau en avril, tout comme le Pérou, et encore le Pérou en juin, Haïti en septembre, le Chili et le Nicaragua en novembre, le Honduras en novembre et sans doute le Chili en décembre. Enfin, des élections constituantes sont programmées au Chili en mai et en Haïti en juin. Si la longueur de l’énumération avait valeur de preuve, l’Amérique latine serait sans conteste médaillée pour 2021 aux Olympiades de la démocratie.

À supposer le professeur Pangloss dans nos murs aujourd’hui, nul doute qu’il aurait envoyé Candide en prendre de la graine dans cet Eldorado latino-américain, lieu de Lumières et de lois démocratiques. Son lointain successeur en pédagogie sociale, le frère franciscain costaricien Jerónimo Peor, éducateur d’un enfant cyclope, élevé en latin de messe dans un lupanar1, aurait été plus circonspect en lâchant Polifème, nom de son disciple dans le monde, terre de péchés. Avec raison. Les électeurs citoyens d’Amérique latine sortant des « nuits des crayons dictatoriales » avaient universellement plébiscité le rétablissement d’un vote libre, secret, et pluriel dans les années 1990. Mais depuis, beaucoup, et beaucoup plus au fil des mois, crient fraude, maldonne et dés pipés.

Les frustrés ou trompés, ou du moins se considérant comme tels, claquent parfois la porte du pouvoir devant le nez de candidats charismatiques, adulés en d’autres époques. Les candidats d’Evo Morales aux dernières élections locales boliviennes, le 7 mars 2021, ont été sèchement envoyés sur le banc de touche. Le porte-parole de Rafael Correa en Équateur a été battu aux présidentielles du 11 avril. Émotions et envolées lyriques nationalistes ne font manifestement plus recette.

En d’autres lieux et circonstances les électeurs boudent de façon active les options proposées. Ils renversent la table comme on l’a vu au Pérou le 11 avril dernier. Les deux candidats arrivés en tête, Pedro Castillo et Keiko Fujimori, ont peiné à rassembler à eux deux 32 % des suffrages exprimés. Ils ont accédé au second tour par défaut, avec des propositions révélatrices du haut-le-cœur de ceux qui les ont soutenu de leur vote. L’abstention et le vote blanc font de plus en plus d’adeptes, en Équateur, au Pérou et au-delà. Le vote blanc et nul a recueilli 17 % des suffrages exprimés aux présidentielles équatoriennes. Ainsi que l’abstention. Et le même jour blancs et nuls ont rassemblé 18 % des voix au Pérou. Auxquels il faut ajouter 29,9 % d’abstentionnistes. La perspective au Chili d’une nouvelle Constitution, renvoyant aux oubliettes celle du défunt dictateur Augusto Pinochet n’a pas mobilisé les foules. Le 25 octobre 2020 le oui certes l’a emporté, mais avec une abstention de 60 % des inscrits. Et le vote de Constituants le 11 mai prochain, si l’on en croit les sondages, est considéré comme incongru, compte tenu de la pandémie par 65 % des personnes consultées.

L’évitement du scrutin, le cri primal et le sauve-qui-peut, ont également fait beaucoup d’adeptes ces derniers temps. La rue a retrouvé la place qui était la sienne quand il n’y avait pas d’autre façon que celle-là pour signaler ses dissidences et son ras-le-bol. Bolivie, Chili, Colombie, Équateur, Haïti, Pérou vivent tout autant au rythme de leurs consultations électorales qu’à celui des manifestations bruyantes et parfois émaillées de violences. Mais il y a plus préoccupant. Il y a des citoyens qui passent leur tour, qui renoncent à participer, en tentant de prendre la route vers des lieux supposés plus accueillants et plus nourrissants. Guatémaltèques, Haïtiens, Honduriens, Vénézuéliens votent avec les pieds en quittant leurs pays respectifs.

La démocratie, celle des manuels, est un forum permettant de fabriquer des compromis pacifiques entre options sociales en concurrence. C’est cela que le vote est censé arbitrer. Qu’elle soit représentative, participative, ou les deux à la fois, il vaut mieux bien sûr que les procédures soient respectées, transparentes et non contestées. Mais la démocratie ne saurait se réduire à un spectacle, fût-il le plus parfaitement démocratique du monde : avec de belles procédures, sous le regard des caméras du monde, des bureaux de vote impeccables, garnis de toutes sortes d’observateurs, de l’OEA, de l’ONU, de l’Union européenne. Organiser un chapelet électoral dans un tel contexte ne fait manifestement plus recette. La machine démocratique grippe. L’indice de la démocratie 2020 qu’a publié en février 20212 l’hebdomadaire britannique The Economist  témoigne d’un reflux, qui va progressant depuis cinq ans.

La démocratie n’arbitre plus grand-chose. Les électeurs latino-américains souffrent en ce moment avec la pandémie de la covid-19, de risques sanitaires graves, auxquels s’ajoutent des carences financières et parfois nutritionnelles tout aussi dramatiques. Ces enjeux-là, enjeux de survie, ne leur paraissent pas pris en considération par leurs dirigeants. Ou s’ils le sont, ils le sont, à leurs yeux, de manière insuffisante, par leurs gouvernements comme par les politiques de tous bords qui se disputent leurs suffrages. Un écart existe entre le vécu de « l’homme ordinaire » et celui des palais présidentiels et législatifs. Les scandales de vaccination préférentielle de responsables équatoriens et péruviens, parmi d’autres, bien au-delà de faits en eux-mêmes condamnables, tout comme celui du chef de l’État brésilien rejetant la vaccination juste bonne, a-t-il dit, pour les animaux de compagnie, provoquent de graves courts-circuits démocratiques.

La nature, dit-on, a horreur du vide. Un vide qui d’écart pourrait devenir brèche, sociale et revendicative. Le recyclage de personnalités d’avant-hier, aussi honorables soient-elles, ayant qui plus est le défaut de s’être autoproclamées, comme on l’a vu il y a quelques mois à Puebla au Mexique, relève de l’inopérance démocratique. Tout comme le recours aux armes idéologiques de la droite, la construction d’un populisme émotionnel de gauche, élevé au rang d’ultime geste barrière. Ce refus de la raison démocratique, de ses exigences éducationnelles, mobilisatrices, laisse un champ libre, à tous ceux qui entendent prendre des raccourcis. Combinant des élections organisées sous la tutelle de pouvoirs forts, hésitant de moins en moins à s’appuyer sur un bras policier et militaire. Comme on le voit en 2021 au Brésil, en Colombie, au Salvador et de façon plus inattendue au Mexique.

Jean Jacques KOURLIANDSKY

1 Voir Fernando Contreras Castro, « Los Peor », San José, Norma, 1995
2 In The Economist, 3 février 2021