L’imbrication des mondes : le roman « Kentukis » de Samantha Schweblin publié aux éditions Gallimard

Samantha Schweblin, l’une des plus importantes narratrices argentines et latino-américaines actuelles, nous a habitués dans ses récits à des mondes inquiétants, où le fantastique, les forces occultes, la peur et l’extranéité sont autant d’instruments aptes à dévoiler les failles d’une prétendue normalité quotidienne et de ses protagonistes.  

Photo : Gallimard

Dans Kentukis, sorte de roman d’anticipation qui devient, au fur et à mesure de la lecture, le portrait angoissant d’une réalité imminente et presque nécessaire, Samantha Schweblin met en scène de petits robots interactifs aux allures de peluches, qui sont dotés d’une caméra et d’une connexion Internet avec l’IP d’un inconnu qui, de son poste de commandement, peut manier le jouet tout en observant la vie de son propriétaire. Pas forcément beaux, parfois un peu ridicules, attendrissants ou exaspérants, les kentukis sont l’image même d’un nouvel ordre de domination, auquel participe celui qui domine, le dépositaire anonyme du contrôle de l’animal ; mais également celui qui le possède et qui, en essayant d’établir un type quelconque de rapport avec lui, accepte d’être épié, envahi dans son intimité et éventuellement identifié. Toute la différence réside donc entre l’œil –double : l’œil du maître, l’œil de la caméra– qui voit et le corps qui est vu ; entre celui qui un kentuki et celui qui l’est, qui s’exprime à travers lui.   

Acheté ou offert aussi bien comme un jouet que comme un substitut d’animal de compagnie, celui qui le possède peut aimer ou détester l’engin, selon les comportements que son maître lointain lui commande. Toutes les nuances des rapports faussés –dans la mesure où, comme toute version du panoptique, le pouvoir est d’un seul côté- sont déployées à travers un certain nombre de personnages éparpillés par le monde, de la Chine à l’Amérique latine, qui essaient soit de tromper leur solitude, soit d’explorer la possibilité d’échange que les kentukis semblent offrir, ou bien de deviner qui se cache de l’autre côté… Ils vont, selon les cas, aimer ou détester leur kentuki, être aimés ou agressés par eux ; les prendre dans leurs bras où les débrancher de leur base –ce qui équivaut à les assassiner–, les promener en voiture ou les casser en morceaux.  

Toute la gamme d’affects, interrogations, pressions, extorsions ou résistances prend corps à travers les jouets, dans un monde de reflets où personne ne sait exactement où est la vérité, où est le leurre, qui joue avec qui. Alina, qui possède un kentuki corbeau qu’elle maltraite et avec lequel elle se livre à des jeux troubles, se demande : « C’était quoi, cette idée débile des kentukis ? Que faisaient tous ces gens, à circuler dans les appartements d’autrui, à observer l’autre moitié de l’humanité pendant qu’elle se brossait les dents ?» 

De l’autre côté, celui des « maîtres », se trouve Grigor, qui fait des affaires avec les commandes de connexion qui lui arrivent en cascade et qui « se représentait parfois sa chambre comme une fenêtre panoptique dotée des multiples yeux braqués tout autour du monde ». Fenêtres pour celui qui « fait vivre » les kentukis et assiste ainsi à la vie de leurs propriétaires ; fenêtre pour les propriétaires, qui ne savent pas qui est l’autre avec qui ils tentent de dialoguer et en font l’objet de leur activité imaginaire. Un autre fantasmatique et fantomatique, qui est là sans y être, mais qui produit des effets bien concrets dans leurs vies. S’abîmer dans la vie de celui qu’on observe, se donner à la vue de celui qui nous observe, sans mesurer les conséquences au départ, en faisant semblant d’y croire… Voyeurisme, jalousie, élans meurtriers, intrusions destructives, pornographie, alertes qui sauvent, attachement filial : l’intermédiation technologique n’arrive pas à neutraliser les dérives humaines, mais elle peut exacerber leurs perversités. Parce que l’intime a cessé de l’être, il est devenu butin, data, marchandise. Et, logiquement, celui qui y a accès peut détruire la vie de l’autre en toute impunité.  

La médiation du kentuki peut apporter une dose de tendresse à quelques-uns ou les pousser au suicide. Mais l’indifférence ou la tristesse de quelques propriétaires peut aussi pousser les kentukis à se débrancher de leur propre gré ou à se jeter par la fenêtre dans le vide. En tout cas, les interférences dans la vie de l’autre peuvent se produire dans les deux sens, et elles sont tout à fait réelles.  

Qu’il s’agisse d’un rapport de haine ou d’amour, il est aveugle. Pourtant il y a, comme face à tout pouvoir, des résistances. Et parfois c’est le kentuki –son maître– qui perd au jeu. Parce que ce sont eux, plus que personne, qui voient se déployer sous leurs yeux toutes les misères du monde. Jusqu’à l’écœurement. Parce que, en voulant aider quelqu’un sans connaître son monde, Grigor le condamne : « Il refusait de continuer à voir des inconnus manger ou ronfler, ou un poussin piailler de terreur pendant que les autres le déplumaient paniqués. Il ne voulait plus jamais transférer quelqu‘un d’un enfer à un autre. » Lorsque le jeu devient pervers et qu’à l’autre bout de la connexion, celui que nous observons devient à son tour celui qui nous surveille, la désillusion conduit à la mort, symbolique ou non. 

Dressant le portrait glaçant d’un monde devenu possible, Schweblin ne juge pas pour autant ; elle montre le dessous des cartes et ce faisant, nous renvoie à notre propre image et à nos faiblesses cachées.  

Marían SEMILLA DURÁN 

Kentukis de Samantha Schweblin, traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, 265p., éditions Gallimard, 2021, 20€