Une nouvelle Constitution, une chance pour le Chili ?

Écrire sur la nouvelle Constitution chilienne en deux pages est une gageure. En quelques lignes, on doit aborder un sujet qui aurait besoin d’être expliqué dans sa complexité et exposer des avis contradictoires. Voici un point de vue sur la question.

Photo : El Politico.com

L’histoire officielle du Chili commence au XVIe siècle avec l’arrivée des conquérants espagnols. Avant cela, il n’existait qu’un territoire et quelques Indiens dont on n’a longtemps pas parlé. Toutes les versions des Constitutions chiliennes ont adopté ce postulat comme explication de la fondation de la Nation. Le Chili fut une île pratiquement jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les immigrants, en majorité de souche européenne et pour l’essentiel des hommes, débarquent au compte-goutte. Les immigrants les plus chanceux épousent des femmes de l’« aristocratie » locale, descendantes des conquérants espagnols. Ils donneront naissance à  l’« élite » de la Nation ; les autres vont participer au métissage.

À partir des années 1830, le pays connaît une stabilité remarquable jusqu’au coup d’État de 1973. Bien sûr, il y a des crises, mais l’État et les institutions républicaines sont préservés, moyennant leur adaptation et leur modernisation. Au cours du XIXe siècle s’est forgée une puissante oligarchie (grands propriétaires terriens et miniers, riches financiers). Ils contrôlent l’État sans contre-pouvoirs. Leur domination sera sacralisée dans la Constitution de 1833, basée sur l’idée que seule une élite « illustrée » peut et doit diriger les affaires nationales. L’idée sera reprise dans la Constitution de Pinochet. Les crises du salpêtre (principale ressource du pays jusqu’au début du XXe siècle) et la féroce onde de choc de la crise de 1929, ont mis à nu les inégalités et la misère de la majorité de la population. Face à la grogne sociale et au triomphe du Front Populaire, en 1938, l’oligarchie sait composer avec les couches moyennes émergentes et contracte un « pacte de caballeros » : l’État, gouverné par des représentants des couches moyennes, assume un rôle moteur dans le processus d’industrialisation, mais sans toucher aux structures agraires ou au pouvoir financier des classes dominantes.

L’élite est forcée d’accepter des modifications constitutionnelles significatives, notamment concernant le droit de vote des citoyens. Selon la Constitution de 1833, seuls votaient les hommes adultes, sachant lire et pouvant justifier d’un niveau élevé de patrimoine ou de rente. Progressivement le droit au suffrage s’assouplit pour les hommes ; les femmes ont le droit de vote (1949) et, enfin, les analphabètes (1972). Pendant ce temps, les mouvements sociaux s’expriment chaque fois plus ouvertement jusqu’aux gouvernements de Frei Montalva (1964-1970) et de Salvador Allende (1970-1973) : on entend pour la première fois les revendications des paysans, des habitants des bidonvilles et des Indiens.

La dictature (1973-1989) met provisoirement fin à ces mouvements. Haute bourgeoisie et militaires s’allient et se partagent les rôles : les derniers font régner l’ordre et garantissent des conditions maintenant le coût du travail au niveau le plus faible ; les Chicago Boys, en représentation de la haute bourgeoisie, expérimentent des règles ultralibérales dans l’économie et la société. Pendant 16 ans, les traitements de choc appliqués par les Chicago Boys à l’économie se traduisent par de courtes périodes de forte croissance économique suivies de chutes vertigineuses, de sorte qu’à la fin de la dictature le PIB par habitant est proche de ce qu’il était sous Allende ou Frei Montalva. Cependant, les structures politiques et économiques sont profondément modifiées : l’État est réduit à sa plus simple expression, tout ce qui peut être privatisé est bradé aux groupes financiers proches du régime. Les militaires ont gardé la main sur les grandes mines de cuivre nationalisées pour financer l’armée et ont, pour eux seuls, conservé l’ancien système de retraite publique par répartition. Les inégalités se sont exacerbées.

Afin de figer les nouvelles règles du jeu, la dictature impose une nouvelle Constitution. Elle s’inspire de celle de 1833, et notamment de l’idée que seule une élite peut et doit conduire la Nation. Le rôle de l’État est déclaré « subsidiaire », il est conçu comme complément de ce que le secteur privé ne peut pas assumer : la santé, l’éducation, l’eau et tous les biens et services qui intéressent le secteur privé deviennent de vulgaires marchandises ; le droit de propriété est plus important que le droit à la vie ; les règles de modification de la Constitution sont tellement strictes qu’elles rendent pratiquement impossible les changements de fond.

Dès le retour à la démocratie, pendant les gouvernements de « Concertation » (alliance des partis de centre-gauche, 1979-2010), le Chili connaît une croissance économique remarquable. Les organismes financiers internationaux considèrent que le pays « décolle », et le présentent comme un exemple. Le président Sebastián Piñera (représentant les partis de droite, élu pour 2010-2014, puis 2018-2022) considère que le pays est développé. Toutefois, l’inégalité sociale reste un problème. Même si le niveau de vie des plus pauvres s’est amélioré, l’écart entre riches et pauvres ne s’est jamais réduit. Les possédants, décomplexés, étalent sans vergogne leurs richesses et leur pouvoir avec arrogance.

Des affaires de collusion entre oligopoles éclatent au grand jour dans les mines, la pêche, les pharmacies, les fabricants de papier toilette, les éleveurs de poulets ; des opérations illicites de financement des partis politiques aussi. La justice se montre tolérante à leur égard (on découvre même que certains juges se font suborner). L’image des institutions, pourtant longtemps respectée dans l’opinion publique, s’écroule : les plus hauts gradés des forces armées et de la police trempent dans d’importantes malversations ; les accusations de pédophilie au sein de l’Église se généralisent ; la vie des enfants des orphelinats publics est telle qu’ils ressemblent plutôt à des écoles de délinquance.

Lorsque les premières générations de retraités du nouveau système obligatoire par capitalisation font valoir leurs droits (système imposé sous la dictature et administré par des fonds de pension privés, les AFP), elles constatent que leurs pensions sont misérables. Les cotisations des futurs retraités ont pourtant financé à bas coût les opérations des grands groupes économiques. De leur côté, les étudiants, qui n’ont pas connu la dictature, constatent qu’ils devront rembourser pendant toute leur vie professionnelle les crédits qu’ils ont dû contracter pour payer leurs études. De nouveaux acteurs sociaux se manifestent : femmes et Amérindiens exigent la reconnaissance de leurs droits ; le respect de la planète est réclamé au même titre que le respect des droits de l’homme.

En octobre 2019, la crise sociale éclate. La majorité des Chiliens est dans la rue ou se déclare favorable aux manifestants qui exigent des réformes : éducation, santé, pensions, salaires, mais aussi respect des droits des femmes et des Amérindiens, de la nature, et une nouvelle Constitution qui reconnaisse la dignité de tous les citoyens. Le pourcentage d’opinions favorables au gouvernement tombe à 7 %, autant dire à presque rien. Puis, en mars 2020 arrive la pandémie du Covid-19. Le gouvernement se montre incapable de faire face aux crises sociale et sanitaire. À la mi-novembre 2019, à une très large majorité, les parlementaires de droite et de gauche décident d’appeler à un plébiscite pour répondre à deux questions : 1. Voulez-vous une nouvelle Constitution ? 2. Quel type d’organisme doit la rédiger : 50 % de personnes élues directement et 50 % de membres du Congrès national ou une assemblée constituante élue à 100 % ?

Au plébiscite d’octobre 2020, le pays vote à 80 % pour la nouvelle Constitution et pour une Assemblée constituante « civile ». Les seules communes qui votent majoritairement contre sont les 3 plus riches du Chili, là où habite l’« élite », celle qui détient tous les pouvoirs – l’argent, les médias, la politique –, celle qui dicte, depuis toujours, ce qui est bon ou pas pour le pays. Du coup, on reprend une initiative qui avait été lancée sous la présidence de Michelle Bachelet et à laquelle Piñera avait mis fin : les habitants des quartiers se réunissent pour apprendre ce qu’est une Constitution et pour imaginer celle qui leur conviendrait le mieux. Une Constitution comporte habituellement deux grands chapitres : le premier concerne les grands principes « philosophiques » (droits de l’Homme et de la Nature, droit de propriété, etc.) ; le second touche aux règles de fonctionnement de l’État (type de gouvernement, présidentiel ou parlementaire ; organisation des pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire ; frontières entre secteur public et privé, etc.).

Les 15 et 16 mai 2021, le Chili devra élire les 155 membres de l’Assemblée constituante. La droite est divisée, mais semble susceptible de s’unir pour s’opposer aux modifications de fond de la Constitution de la dictature, encore en vigueur. Le centre, la gauche et les mouvements de citoyens présentent des candidats nombreux et divers, ressortissants de partis politiques, personnalités connues nationalement ou localement, représentants de quartier. Pourtant, les principes de la nouvelle Constitution que l’on souhaite semblent converger autour des critères d’équité, de dignité, de solidarité et de démocratie. Les Chiliennes et les Chiliens ont entre leurs mains l’opportunité extraordinaire de décider quels seront les principes, quelles seront les institutions et sous quelle organisation ils souhaitent vivre à l’avenir.

Diego PÉREZ DE ARCE