Une île, deux pays : retour sur le projet d’un mur à la frontière entre la République dominicaine et Haïti

L’île la plus peuplée d’Amérique fait face à des divisions internes de grande ampleur. Samedi dernier, le président dominicain Luis Abinader a annoncé l’édification d’un mur à la frontière entre la République dominicaine et Haïti. Revenons sur cette histoire tumultueuse, intimement liée à l’ingérence des nations étrangères sur le territoire.

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Les rivalités entre la République dominicaine et Haïti prennent racine au XVIe siècle ; l’exploitation coloniale de l’île a fait émerger des différences claires entre les deux nations. D’abord colonisée par les Espagnols au début du XVIe siècle pour l’exploitation des mines d’or, la « Isla Hispaniola » voit aussi se développer la culture de la canne à sucre sur la base de la traite négrière à partir de 1501. Toutefois, très rapidement, l’Espagne perd l’intérêt pour la partie occidentale de l’île qu’elle cède à la France à la fin du XVIIe siècle. De 1697 à 1804, Saint-Domingue (l’ancien nom de Haïti) devient une colonie française fondée sur une économie de plantation. Toutefois, encouragée par la Révolution française, la partie occidentale de l’île proclame son indépendance en 1804, ce qui en fait la première nation indépendante d’Amérique latine.

De l’autre côté de la frontière, un semblant d’indépendance est obtenu en 1821. Mais deux mois seulement après la proclamation d’indépendance, la future République dominicaine se retrouve sous occupation haïtienne. Haïti a la volonté de fonder sur l’île une république unique et indivisible. Elle prend des mesures répressives à l’égard des Dominicains comme l’interdiction de l’Espagnol dans les documents officiels, l’imposition du français dans l’enseignement primaire ou encore la limitation de certaines pratiques religieuses dominicaines. C’est à ce moment que surgissent la plupart des divisions qui séparent encore aujourd’hui les deux nations. Du côté dominicain en effet, ces mesures sont perçues comme une « haïtianisation » forcée, et dans cette lignée, est fondée la « Trinitaria », un groupe révolutionnaire secret qui parvient à mettre fin à la domination haïtienne et obtient l’indépendance de la République Dominicaine en 1844.

Un renversement de situation au détriment de Haïti.

L’indépendance ne met pas fin aux hostilités, bien au contraire. Alors que l’apogée du sucre dans le marché international profite à l’économie et au développement de la République dominicaine, Haïti glisse petit à petit de la condition de nation prospère à celle de nation dépendante qui offre sa main d’œuvre pour l’industrie sucrière. En ce sens, la première moitié du XXe siècle marque l’apogée des tensions entre les deux nations. Le dictateur dominicain Rafael Trujillo, qui dispose du soutien des Etats-Unis et de l’armée fait exécuter en 1937 plus de 20 000 travailleurs haïtiens sur son territoire. Cet évènement que l’on nomme le « Massacre du Persil » ne sera pas effacé par l’histoire.

L’ingérence des nations étrangères sur la « Isla Hispaniola » a donc en partie participé à créer des différences fondamentales entre ces deux nations. Haïti est un pays d’ascendance africaine qui a subi une acculturation française et vit aujourd’hui dans une très grande pauvreté. D’autre part, la République dominicaine se veut métissée, son héritage est espagnol et sa population, très majoritairement catholique, atteint un niveau de vie largement supérieur à celui de son voisin occidental.

L’édification d’un mur frontalier, symbole de la cristallisation des tensions entre les deux pays.

Ces contrastes énormes entre les deux nations contribuent à une migration massive des Haïtiens vers la République dominicaine, ils seraient plus de 500 000 à vivre sur le territoire dominicain selon le gouvernement. Face à cette augmentation du phénomène migratoire, le président de la République dominicaine Luis Abinader a choisi les barricades. Sa posture est claire, il faut construire un mur frontalier de 376 kilomètres entre les deux nations : « D’ici deux ans, nous voulons mettre fin aux graves problèmes que sont l’immigration illégale, le trafic de drogues et la circulation de véhicules volés. » Le gouvernement dominicain a justifié son choix en mettant sur la table l’ampleur des dépenses en matière éducative et sanitaire. Derrière cette décision, nous comprenons que la xénophobie à l’égard des Haïtiens a été ravivée. Si les Haïtiens ne représentent que 3 % de la population carcérale en République dominicaine, ils restent associés à des personnes dangereuses et criminelles dans l’imaginaire collectif dominicain.

Pourtant, en janvier 2021, les deux nations étaient parvenues à trouver un accord sur le sujet migratoire. La République dominicaine s’était même engagée à faire un pas vers l’identification et l’inscription sur le registre civil haïtien de tous les citoyens présents sur son territoire. La main d’œuvre haïtienne représente une part non négligeable de l’économie dominicaine et fait vivre l’agriculture, le tourisme ou encore le bâtiment. L’édification d’un mur à la frontière a donc fait l’effet d’une bombe en Haïti où des critiques véhémentes ont été formulées à l’égard du gouvernement dominicain.

Un apaisement des tensions envisageable ?

Si les rapports entre les deux nations ont longtemps été marqués par la confrontation, la coopération pourrait être de mise entre les deux pays. La communauté internationale en convient, il faut venir en aide à Haïti. Les initiatives pour améliorer la stabilité du pays et renforcer ses infrastructures (comme la création d’un campus universitaire en 2012) doivent être accompagnées de politiques ambitieuses sur le plan éducatif et agricole. Le pays dispose de conditions naturelles exceptionnelles qui lui permettraient d’exporter des mangues et d’autres fruits de très bonne qualité. Malheureusement, à cause de la mauvaise gestion des plantations, plus de la moitié des récoltes est actuellement perdue avant l’arrivée sur les marchés.

Haïti comme la République dominicaine sont aussi parmi les nations les plus vulnérables aux catastrophes naturelles. Le réchauffement climatique provoque des périodes de sécheresses qui bouleversent le système agricole et l’approvisionnement de ces deux nations.  Il semble donc indispensable que les relations diplomatiques entre les deux pays soient améliorées et que des politiques ambitieuses communes soient trouvées en matière de lutte contre le réchauffement climatique. En 2010, lorsqu’un effroyable séisme a frappé Haïti, la République dominicaine avait d’ailleurs apporté une aide humanitaire de première importance à son voisin.

Finalement, l’édification d’un mur à la frontière entre la République dominicaine et Haïti ne fait que révéler des tensions sous-jacentes entre les deux nations. Le phénomène migratoire s’est accru ces dernières années apportant avec lui une complication des relations. Pourtant, nous venons de le voir, les deux pays ont plus en commun que ce qu’ils ne veulent admettre. Il semble donc impératif qu’une ligne d’entente soit trouvée si les deux nations veulent affronter ensemble les problématiques qui pèsent sur leur avenir.

Pablo GONZALEZ