« Tu parles comme la nuit » de la Vénézuelienne Vaitiere Rojas Manrique ou l’autoportrait d’une exilée

« Solitude »est le premier mot du premier roman de la Vénézuélienne Vaitière Rojas Manrique, paru aux éditions Payot & RivagesL’auteure écrit depuis son exil en Colombie ; elle a quitté le Venezuela comme des millions de personnes. D’une voix fragiledepuis les profondeurs de sa solitude, loin de la forme du plaidoyer, elle fait aussi entendre la nature d’un État qui abandonne son peuple. 

Photo : Ed. Rivages

Réfugiée ou demandeuse d’asile ? Elle se dit migrante, tout simplement. Dans son exil, tout lui a été volé : son chat, ses livres, les jouets de sa fille, sa vie intime, son mari et ses cheveux longs qui ont été vendus. On découvre la trajectoire de la narratrice par l’envoi sans retour de lettres à un certain Franz, « ami inespéré ». Dans ces lettres, l’auteure ne rapporte pas le sort de la multitude de migrants vénézuéliens qui ont passé les frontières ; elle se raconte. C’est une jeune femme abîmée, une mère malheureuse, une épouse ignorée qui déclare avec sincérité, dès la première ligne : « J’ai du mal à m’intéresser aux autres ». Cependant, un fil essentiel la relie à la vie : sa petite AlejandraSon mari Alberto la délaisse après que la vie lui a « fait l’aumône de cinq ans de mariage ». Elle prénomme sa fille « Alé », elle sait qu’en français cela résonne comme « Allez ! » :  une incitation à tenir debout, elle qui dort beaucoup, à toute heure, et qui se réveille « avec la peur de devenir l’ombre d’un drap ».  

Entre tous les écrits dans lesquels elle se réfugie et qu’elle jette au panier parce qu’elle les trouve brouillons et d’un « français fade », elle sauve quelques poèmes, dont celui adressé à sa fillette de deux ans : « Que je regrette de t’avoir mise au monde /En ces temps d’incertitudes […] /Mais je regretterais encore plus de ne pas t’avoir connue » 

Lors de ses rares contacts avec l’extérieur – comme Justino, un personnage timide décrit dans la nouvelle d’AndréNeuman –, elle ne veut pas déranger. Dans les transports en commun et la rue, elle évite de parler de peur que son accent vénézuélien ne la trahisse et ne la réduise : « Je ne suis pas vénézuélienne. Je suis un être humain doté de nationalité, oui ; mais je ne suis pas une nationalité ».  

Déjà étrangère dans son pays, en rupture avec sa famille maternelle qui est restée au Venezuela, abandonnée à elle-même, se traînant tel un zombie dans un second exil, elle s’accuse d’être aveugle et sans courage. Ses lunettes sont d’ailleurs cassées, elle ne voit plus clair ; son frigo est vide, et sa soif de lectures est frustrée car elle ne possède pas le permis de séjour qui lui permettrait d’emprunter des livres à la bibliothèque municipale. Expulsée de sa patrie, de son couple, de sa langue, elle écrit en français à un ami imaginaire : Franz (« français » en allemand) – le prénom de Kafka, l’auteur du Château. « Je me suis identifiée au personnage de l’arpenteur » écrit-elle. Comme lui, elle est égarée dans un monde qui lui est étranger et qui pourtant la définit.  

La correspondance est faite de lettres à sens unique, qui au moins ne seront pas jugées avec des critères littéraires ou savants. Ces lettres disent simplement le chaos et le cauchemar vécus dans sa chair et son cœur. Les échos du pays qui lui parviennent par Alberto, son mari, lui font écrire que « l’enfer est ici même, su terre ». Après l’obtention du permis de séjour, elle accède à la bibliothèque où elle trouve le bonheur de la « compagnie, de la complicité » car ni les cachets, ni les thérapies ne l’aident à être de ce monde. 

Dans les dernières pages de l’ouvrage, racontant à Franz la destruction progressive de son pays et les pénuries de toutes sortes que connaissent ses compatriotes, elle sait pourquoi elle a quitté le pays que même les pédiatres abandonnent : il fallait sauver Alejandra. Les derniers mots qui ponctuent le livre sont des mots de révolte et de culpabilité. « Je suis incapable de faire plus » écrit-elle, en demandant pardon pour son impuissance face aux prédateurs. 

Maurice NAHORY 

Tu parles comme la nuit de Vaitiere Rojas Manrique, Editions Payot & Rivages, 2021, 171 pages, 16 euros. Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Alexandra Carrasco