Fernanda Trías est une écrivaine uruguayenne qui, comme tant d’autres de sa génération, pratique une sorte de nomadisme à la fois littéraire et territoriale, puisqu’elle a vécu en France, en Angleterre, en Argentine et aux États-Unis. La ville invincible, le roman récemment publié par Héliotropismes et traduit par Nathalie Serny, rends compte d’une de ses escales dans le voyage, dans la vie, dans le voyage de la vie.
Photo : VicLit
La narratrice, une sorte de projection fictionnelle de l’auteure, essaie de se recréer un monde à Buenos Aires, ville tentaculaire et hostile. Les soucis économiques, les boulots précaires, la recherche d’un logement, le groupe d’amis constitué au rythme hasardeux des rencontres, l’alcool, la drogue, les fêtes constituent le cadre d’une recherche de soi qui se déploie parallèlement à la découverte – craintive, prudente et néanmoins émerveillée – de la ville.
Mal dans sa peau, hésitant entre son désir à l’égard des femmes et le harcèlement dont elle fait l’objet de la part d’un ancien compagnon –le Rat, paranoïaque et pervers– elle réduit son espace à quelques quartiers, à quelques lieux précis, aux quelques chambres à louer et à l’appartement vide où elle finit par s’installer ; qui sont autant de refuges où elle cache son désarroi et où elle se cache de son harceleur. Par de petites touches et des références contextuelles précises, elle dépeint ainsi non seulement une ville, mais aussi les milieux sociaux, les ambiances.
Le texte, fragmentaire, restitue des moments de vie, des interrogations, des partages, des angoisses. La déambulation dans les rues de la ville est l’occasion de tracer une topographie rigoureuse, ancrée dans un espace objectif et repérable, mais qui échappe à l’immédiateté du réalisme pour devenir une poétique de la ville, « cette construction faite de personnes et d’affects », mais aussi du silence des nuits, de la lumière du soleil naissant, de souvenirs, de mirages.
Fernanda Trías excelle à instituer un équilibre délicat et toujours fragile entre le versant sociologique, presque documentaire, de certaines descriptions, qui peuvent frôler le grotesque ou l’obscène ; et la poésie mélancolique de la ville endormie, perçue à travers les fenêtres lors de ses nuits blanches. La peur du Rat la pousse à l’enfermement ; la peur de la propre paralysie intérieure la pousse vers la rue : « Ce que je voulais c’était apprendre à vivre seule à Buenos Aires. Trente-trois ans, le corps tel un champ de mines, et je ne parvenais toujours pas à être libre » dit la narratrice. Plus qu’à la ville invincible, c’est à ses propres démons qu’elle se confronte, à la recherche d’un sens qui semble s’insinuer par moments, même s’il finit par lui échapper.
Elle se décide à porter plainte contre le Rat, ce qui l’amène vers des parcours inconnus : le Palais de Justice, le cabinet d’experts psychologues, le bureau du procureur. Un calvaire qui finit par donner ses fruits : le Rat est condamné et l’interdiction de l’approcher prononcée ; il se plie à la sentence. Autant de pas vers la libération tant désirée de la narratrice. Il y a pourtant eu des moments de doute, de faiblesse, la tentation de lui pardonner. Ce processus est d’une certaine façon mis en rapport, par un effet miroir, avec les dictatures uruguayenne et argentine, ce qui ré-signifie d’un seul mouvement son expérience personnelle, l’Histoire récente et le langage pour les dire. Des mots comme « oubli » et « pardon » acquièrent ainsi une profondeur insondable.
Buenos Aires sera à jamais, d’ailleurs, la ville où elle aura appris la mort du père, et cette douleur fera dorénavant partie de sa représentation, puisque à chaque coin de rue correspond un souvenir, une émotion, un sens qui la reformule, la redessine, et dans lesquels elle se reconnaîtra.
Vivre la ville, ne serait-ce que cantonnée aux quartiers les plus proches, est en outre l’occasion d’examiner – de déconstruire– ses mythologies ; de mettre à nu la paranoïa de la petite classe moyenne et ses dérives racistes. Détaché et pénétrant, ce regard critique prévient tout élan idéalisant, tout rêve non fondé sur l’expérience. Et l’expérience ne laisse pas de place au rêve.
Néanmoins, la poésie est là, obstinée. Et quand elle surgit, Buenos Aires devient, d’un coup, « mon » Buenos Aires : « Les fleurs des jacarandas jonchaient la chaussée comme autant d’étoiles tombées. Broyées par les roues des voitures elles teignaient l’asphalte de leur sang bleuté. »
Elle finira par quitter Buenos Aires pour aller à Brooklyn ; le cycle des explorations recommencera. Mais la littérature d’une ville –celle qu’elle écrit elle-même, celle qu’elle évoque à travers des écrivains emblématiques– fait déjà partie de la vie, est la vie.
Marián SEMILLA-DURÁN
La ville invincible, roman de Fernanda Trías, traduit de l’espagnol (Uruguay) par Nathalie Serny. Éd. Héliotropismes 2020, 134 p., 18€.