Le lundi 25 janvier, une grande figure de la peinture latino-américaine s’est éteinte. Il s’agit de l’Équatorien Enrique Tábara, un peintre rêveur et sympathique pour ceux qui l’ont connu, un artiste en constante redéfinition de son œuvre et de son statut pour les autres.
Photo : Wikipedia
Considéré comme l’un des peintres les plus importants du vingtième siècle en Équateur, Enrique Tábara naît le 21 février 1930 à Guayaquil. Il commence à peindre dès ses trois ans, et réalise ses premiers dessins à l’âge de 6 ans. Il étudie le dessin et la lithographie à la Sociedad Filantrópica du Guayas. En 1945, il commence à étudier au collège des Beaux-Arts de sa ville natale et réalise sa première exposition personnelle en 1952, à l’âge de 22 ans. Dès 1955, il devient une figure artistique importante en Équateur, en recevant une bourse du gouvernement qui lui donne l’opportunité de voyager en Espagne. Cet évènement marque une rupture stylistique dans ses réalisations artistiques. Il vit alors plusieurs années à Barcelone, où il fait la rencontre d’artistes qui l’inspireront, comme les surréalistes Joan Miró et André Breton, ou encore Joan Brossa, leader du groupe d’intellectuels de Barcelone. Par la suite, le peintre équatorien maintient une relation étroite avec les avant-gardistes espagnols. En 1960, il est par ailleurs invité par André Breton pour participer à une exposition rendant hommage au surréalisme à Paris.
Il débute en peignant des œuvres liées au réalisme social de style expressionniste, dans lesquelles apparaissent des personnages marginalisés de Guayaquil, tels que des prostituées. Figure du mouvement constructiviste, fondé au vingtième siècle par l’artiste russe Vladimir Tatlin, et développé en Amérique latine par l’Uruguayen Joaquín Torres García et le Français Manuel Rendon, il explore ensuite divers mouvements artistiques, notamment après son séjour en Europe. Avec des œuvres s’inscrivant tour à tour dans les mouvements du fauvisme, de l’art abstrait ou encore de l’expressionisme et du surréalisme, le peintre en a fait voir de toutes les couleurs. En définitive, une de ses plus belles caractéristiques a été de ne pas s’enfermer dans un seul style, ni dans une seule manière d’être artiste. Les Pata Pata sont l’une de ses séries les plus connues. Le peintre Miguel Betancourt affirme que cette série fut le tremplin qui permit à Tábara d’explorer la magie et la poésie du monde tropical et de les montrer au monde : les peintures de cette série représentent des jambes, des jambes avec des chaussures et des pantalons avec des chaussures.
Un des maîtres de Tábara fut le peintre expressionniste allemand Hans Michaelson, qu’il rencontra à l’école des Beaux-Arts de Guayaquil. La principale caractéristique de Michaelson était de peindre avec de gros pâtés d’huile, ce qui incita Tábara à créer sa propre technique. L’inspiration issue de cette technique si particulière marqua une nouvelle tendance stylistique dans ses œuvres, et témoigne d’une capacité de réinvention époustouflante, typique de l’artiste, qui a été soulignée par les médias régionaux à l’occasion de sa mort. En effet, le peintre a su saisir l’opportunité qui lui était offerte, afin de valoriser la richesse de nouveaux langages artistiques tout au long de sa vie. Un devoir de mémoire s’impose à l’égard de ce talent si particulier pour mêler les motifs précolombiens à un langage actuel et abstrait. On peut qualifier cet homme d’ « esprit libre », lui qui cherchait à valoriser avant tout l’« espace » et l’ « image ».
Peintre iconique, Tábara est mort à 90 ans, le 25 janvier 2021, alors qu’il réalisait toujours des peintures et des sculptures. Il laisse derrière lui un héritage qui a déjà trouvé un écho chez plusieurs générations d’artistes équatoriens, et une œuvre dialoguant avec celles des peintres de l’avant-garde européenne des années soixante-dix. Sa renommée est internationale, comme en témoigne l’exposition de ses œuvres, qui était prévue à Madrid à l’automne 2020, et qui a été reportée en raison de la pandémie. Entre 1952, date de sa première exposition, et 2007, le peintre a effectué 103 expositions personnelles et a participé à des expositions collectives dans divers pays du monde. Respecté et admiré par son peuple, Enrique Tábara a reçu le Prix Eugenio Espejo (1), attribué par le président de l’Équateur.
À l’occasion de sa mort, Lenín Moreno lui a témoigné son profond respect, déclarant que « son pinceau a toujours été à l’avant-garde » et que « l’art équatorien est en deuil ». Car oui, Enrique Tábara avait lui-même affirmé que « l’Équateur a toujours été un pays d’artistes ». Des artistes qui ne manqueront pas de respecter la mémoire d’un défunt qui leur a tant apporté.
Julie DUCOS
(1) Prix attribué à 4 personnalités, chacune appartenant à une catégorie : promotion culturelle, art, littérature et science.