Décès de deux grandes figures du cinéma latino-américains ce mois d’octobre

Agés respectivement de 76 et 78 ans, les cinéastes cubain et mexicain Enrique Colina et Paul Leduc Rozenzweig se sont éteints la semaine dernière, rappelant au peuple latino-américain la richesse de leur cinéma, plutôt effacé par le cinéma voisin hollywoodien. Les deux grands réalisateurs sont décédés les 21 et 27 octobre dernier, deux grandes pertes pour le cinéma latino-américain.

Photo : Escuela internacional de cine y televisión, Mubi

Avant de succomber à un cancer, Enrique Colina était un réalisateur de documentaires à la voix impertinente et professeur à l’École de cinéma et de télévision de la Havane, à Cuba, où il est né en 1942, ainsi qu’à l’École nationale supérieure de l’audiovisuel de Toulouse. Doté d’un humour mordant qui dénotait dans ses documentaires, il était très apprécié par ses élèves de part et d’autre de l’Atlantique ainsi que par les cinéphiles admirateurs qui l’agrippaient et l’interpellaient dans les rues. Francophone et francophile grâce à une licence en lettres à l’université de la Havane et à la fréquentation de l’Alliance française, il était venu pour la première fois à Paris dans les années 1980, pour sélectionner des films qui seraient distribués à Cuba. Grand communiquant, il avait pourtant réussi à ne pas se transformer en personnalité médiatique, concept d’ailleurs peu adapté à la société castriste, mais plutôt en personnage populaire qui jouissait d’un prestige unanime.

Paul Leduc Rosenzweig, quant à lui, était davantage un politicien qui a voulu faire passer ses idées grâce à ses réalisations cinématographiques. Homme de gauche, né de deux parents communistes mexicains, irréductible internationaliste, Paul Leduc a connu la reconnaissance hors de son pays d’origine avec ses films sur la révolution mexicaine. Notamment, le film Reed, Mexico Insurgente, son premier film réalisé en 1972 sur le journaliste américain John Reed qui suivit la révolution ou encore Etnocidio, notas sobre el mezquital, un documentaire qui fait appel à l’intelligence et au cœur, par la mise en scène hiératique des indigènes Otomis dans leur espace naturel, les laissés pour compte de la réforme agraire. Il mit en avant la vie enflammée de l’artiste Frida Kahlo à travers son film Frida, Naturaleza viva en 1984. Son dernier film date de 2006 et est inconnu en France : Cobrador : in god we trust.

À partir de 1970 et jusqu’en 2000, Enrique Colina s’est converti en grand journaliste de la télévision cubaine grâce à son émission célèbre sur le cinéma 24 por segundo (« 24 par seconde »), où il présentait des films étrangers tout en offrant aux téléspectateurs des éléments d’analyse critique. Vocation pédagogique qu’il a pu suivre lors de ses enseignements dans les écoles internationales de cinéma et de télévision de San Antonio de los Banos -province de la Havane- et à l’École nationale supérieure de l’audiovisuel de Toulouse (ENSAV) ainsi que dans des écoles du Canada et du Maroc. Enrique Colina n’a pas tardé à passer de la théorie à la pratique, en empruntant la voie obligée d’initiation à l’Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographiques (Icaic), ce qui lui a permis de commencer à réaliser ses courts-métrages documentaires souvent très drôles. Renouant avec une irrévérence tombée en désuétude, il pointe du doigt les travers des Cubains par un humour décapant et par l’utilisation ironique de boléros et chansons populaires, bien avant que Pedro Almodóvar n’adopte le procédé. Un exemple révélateur est son documentaire Vecinos (« Voisins »,1985) qui incitaient les cubains à aller au travail. D’autres de ses réalisations tels Jau (1986), Chapucerias (« Baclages », 1987), El Unicornio (1989), El rey de la jungla (« Le Roi de la jungle », 1991), comptent parmi les titres qui ont déridé le cinéma cubain. Plusieurs de ses films, au caractère aussi satyrique, furent interdit sur l’île par Fidel Castro qui les détestaient. Il participa à plusieurs reprises aux festivals de Toulouse et celui de Cannes où il était relativement connu.

Paul Leduc Rosenzweig est né pour sa part le 11 mars 1942 à Mexico. Il a fait des études d’architecture à l’Université nationale autonome du Mexique, tout en suivant une formation théâtrale et en exerçant la critique de cinéma. En 1965, une bourse lui permet de suivre, à Paris, les cours de l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec), ainsi que l’enseignement de Jean Rouch au comité du film ethnographique du Musée de l’homme. De retour au Mexique, Leduc est marqué par la sanglante répression du mouvement étudiant, le massacre de Tlatelolco, sur la place des Trois Cultures, le 2 octobre 1968, quelques jours avant les Jeux Olympiques. Alors qu’il avait tourné des courts-métrages pour le Comité Olympique, il filme des ciné-tracts du Comité national de grève, qui représentent les étudiants. Cet événement suscite une réflexion sur les origines du régime. C’est alors que Leduc met en scène Reed, Mexico insurgente. Le film s’inspire des photoreporters plutôt que de la tradition picturale. En France, il remporte le prix Georges-Sadoul. Le deuxième long-métrage confirme son invention dans un domaine différent, le documentaire.  Dans une cinématographie dominée par l’État mexicain, « l’Ogre philanthropique » dénoncé par Octavio Paz, Leduc s’efforce de préserver son indépendance. Il signe un documentaire sur la lutte armée au Salvador, Histoires interdites du Petit Poucet (1980), une adaptation de La Tête de l’hydre, de Carlos Fuentes, pour la télévision (1981), et Como ves ? (1985), portrait de groupe de jeunes « Olvidados ». Pour cette icône du cinéma social, indépendant et d’avant-garde des années 1970, « l’obligation de tout cinéaste est de s’engager dans n’importe quelle cause et d’en avoir une vision critique et politique ».

Deux grandes pertes qui ont douloureusement affecté l’Amérique latine mais qui, espérons-le, inspireront de jeunes nouveaux arrivants dans le monde artistique latino-américain.

Julie DUCOS et Alain LIATARD