Cinq siècles après l’arrivée des conquistadores, le Mexique n’a pas fini de faire son deuil

Le président Andrés Manuel López Obrador réitère la demande faite l’année dernière au Roi d’Espagne et au pape François pour les « abus » de la colonisation. En pleine préparation de la commémoration de l’Indépendance du pays prévue en 2021, le surnommé AMLO espère que « le récit des abus soit fait et que des excuses soient présentées aux peuples indigènes. »

Photo : Mercopress

En 2021, le pays commémorera le 500e anniversaire de l’intrusion espagnole. Le souvenir de la chute de Tenochtitlán, la cité de Mexico à l’époque aztèque et capitale de la colonisation, coïncidera avec le bicentenaire de l’Indépendance du Mexique. Marqué de façon indélébile par le feu et le sang versé au nom de la Bonne Nouvelle (litt. Évangile), c’est dans ce contexte historique particulier que Andrés Manuel López Obrador se présente comme le porte-parole des descendants aztèques.

Quelques jours avant le 12 octobre, date officielle de la « découverte de l’Amérique », le président mexicain a adressé une lettre au Vatican, en même temps qu’à la Couronne et au gouvernement espagnol, en redemandant des excuses pour les « atrocités les plus honteuses » commises par les aventuriers espagnols. Cette demande s’inscrit dans la stratégie du président, qui « croit être le sauveur et le purificateur de la nation ». « Il pense être l’incarnation du peuple, en particulier des plus marginalisés, les indigènes, mais agit davantage sur les symboles que sur leur situation réelle », selon Roberto Blancarte Pimentel, sociologue des religions au Collège de Mexico.

Ainsi, si cette demande apparaît anachronique au regard de l’histoire, pour certains il s’agit plus d’un populisme opportuniste que de la fierté indigène en vue des festivités programmées pour l’année prochaine. Cependant, le fer trempé dans le credo des « civilisés », à la tête desquels se trouvait Hernan Cortés, n’a pas pu éliminer l’essence millénaire des peuples autochtones. Et aujourd’hui, malgré le temps passé, persiste encore l’écho d’un génocide qui résonne dans la mémoire d’une grande partie de la société mexicaine comme un cri qui vaut de l’or. 

Cette « veine ouverte »* dans les annales de l’Amérique latine n’empêche pas certains ecclésiastiques, ainsi que des analystes politiques, de se questionner sur la pertinence d’une telle démarche. Car les relations diplomatiques entre le Mexique, l’Espagne et le Vatican pourraient être affectées durablement. C’est l’avis du journaliste spécialisé en politique et religion Fred Álvarez : « le président a agacé les prêtres et les évêques, qui n’apprécient pas sa communication ». Et pour l’ancien porte-parole du diocèse de la capitale mexicaine, le père Hugo Valdemar, le président méconnaît l’Église et en fait une « critique totalement inappropriée. »

Selon un communiqué rendu publique par la Conférence épiscopale mexicaine, l’Église « est toujours prête non seulement à demander pardon mais aussi à adopter une mémoire pénitentielle ». Mais selon une source interne, l’épiscopat ne soutiendra pas la demande du président car « ce n’est pas du tout la tendance ». Peut-on imaginer le pape François demander des excuses aux descendants de Ponce Pilate ?

Or il faut rappeler que le Vatican a demandé pardon à plusieurs reprises, dès 1992, par la voix de Jean-Paul II, puis en 2015, le pape François, en visite au Bolivie : « je demande humblement pardon, non seulement pour les offenses de l’Église, mais pour les crimes contre les peuples indigènes lors de ladite conquête de l’Amérique ». Et il a réitéré sa contrition ailleurs, dans des régions où les populations indigènes sont majoritaires comme dans l’État mexicain du Chiapas, en 2016, mais aussi en Équateur, au Paraguay et en Colombie.

Pourtant, aux yeux des Mexicains de souche indigène, la blessure est toujours là, et une reconnaissance formelle des exactions de la colonisation pourrait néanmoins apaiser le mal causé. C’est très important, comme l’explique l’historien Guilhem Olivier, chercheur à l’Université nationale autonome du Mexique : « la conquête a été un processus très violent et pour les Mexicains, c’est un passé difficile à assumer, car ils sont les descendants de ce métissage culturel, avec l’imposition d’une langue, d’une religion, d’un système politique. »

En effet, pour comprendre la société mexicaine actuelle, comme par ailleurs la plupart des pays latino-américains, il faut analyser ainsi brutalement telle qu’elle a été la conquête comme le résultat de l’action conjointe de l’épée espagnole et de la Croix latine. Le pouvoir et l’ambition de la première furent complétés par ceux du zèle religieux. Ainsi est né un syncrétisme bigarré entre deux manières différentes de communiquer avec les dieux. Les grandes capitales indiennes de jadis devinrent au fil du temps des répliques espagnoles, et les autochtones commencèrent à parler la langue de Don Quichotte mélangée avec des termes nahuatl, quechua, etc. 

Cette prodigieuse fusion de cultures antithétiques a donnée lieu à des fêtes baroques où les dieux indigènes portent souvent des noms catholiques, et où s’imbriquent les rites archaïques et les symboles européens. Une immixtion difficilement acceptable pour le président mexicain qui, l’année dernière, quelques semaines avant la commémoration des 500 ans de la fondation de la ville de Veracruz (litt. « Image véritable de la Croix »), avait demandé à la monarchie espagnole « d’admettre sa responsabilité historique » et de « s’excuser » pour les « offenses » commises lors de la conquête. Réponse du Palais de la Moncloa : une fin de non-recevoir. Comme disait saint Jérôme, « qui s’excuse s’accuse. »

Eduardo UGOLINI

* « Les veines ouvertes de l’Amérique latine », titre du livre de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano.