Après une tentative de destitution, le président Martín Vizcarra demande à la justice de l’interroger

Alors qu’il a fait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille, le chef de l’Etat tente de se débarrasser de tout soupçon d’ «incapacité morale ». Arrivé au pouvoir en mars 2018 après la démission de son prédécesseur, il a été impliqué dans l’enquête pour l’embauche présumée irrégulière d’un chanteur au ministère de la Culture.

Photo : RPP

Pourquoi attendre si longtemps ? J’insisterai auprès du procureur général, en respectant l’indépendance des pouvoirs, pour que dans les plus brefs délais qu’il jugera appropriés, il aille donner toutes les explications qui démontrent avec une clarté absolue qu’il n’y a pas de crime ou une irrégularité dans cette procédure », a déclaré Martín Vizcarra le 10 octobre. Le chef de l’État insiste ainsi pour que la justice ouvre des enquêtes dès maintenant, sans attendre le 28 juillet 2021, date à partir de laquelle il ne sera plus protégé par l’immunité présidentielle.

Ce propos du président fait suite à la proposition de la procureure générale du Pérou, qui s’était prononcée en faveur du respect de l’immunité présidentielle. Zoraida Avalos a reconnu qu’« il y a du mérite » à enquêter sur une embauche présumée irrégulière d’un chanteur au ministère de la Culture, mais « pour éviter des situations d’instabilité politique » (comme le rappelle la Constitution) les enquêtes seront suspendues jusqu’à juillet de l’année prochaine, soit à la fin du mandat présidentiel.

C’est une fâcheuse affaire qui a touché de plein fouet Martín Vizcarra puisqu’il a été enregistré à son insu par l’un des ses collaborateurs les plus proches. Dans ces documents audios, dévoilés le 10 septembre, on entend le président tenter d’influencer des témoins pour falsifier leur déposition dans le cadre d’une enquête concernant un contrat présumé irrégulier. Pour un montant de cinquante mille dollars, le ministère de la Culture aurait embauché le chanteur Richard Cisneros, soupçonné par la justice d’avoir bénéficié d’un contrat de complaisance.

Selon l’avocat pénaliste Rafael Chanjan, coordinateur du projet anticorruption de l’Université catholique péruvienne, ce sont « des faits objectifs graves ». Chanjan considère que si ces faits sont prouvés (la tentative d’influencer les témoignages de la part du président) ils « constitueraient un délit d’obstruction de la justice ou relèveraient de la dissimulation de faits » et par conséquent « Vizcarra devra répondre devant la justice ».

La révélation de ces enregistrements a fourni à l’opposition parlementaire l’occasion de présenter, mi-septembre, une décision de révocation du président pour « incapacité morale permanente ». Demande rejetée une semaine plus tard, à l’issue de dix heures de débat : des 130 voix qui composent le Parlement, 87 étaient nécessaires pour destituer le président, mais seulement 32 députés se sont prononcés pour entériner la procédure de destitution. La grande popularité de Martín Vizcarra, avec le soutien de 80 % de la population en raison de son combat contre ce fléau sud-américain qu’est la corruption et qui frappe particulièrement le pays andin, a certainement joué en sa faveur au Parlement.

Ainsi cette affaire est considérée pour beaucoup comme un fait mineur si l’on tient compte de la série de présidents corrompus qui ont précédé Vizcarra. Depuis 1990, tous ont été condamnés ou mis en examen pour corruption : Alberto Fujimori (1990-2000) condamné à vingt-cinq ans de prison pour atteintes aux droits humains, mais aussi pour corruption. Son successeur, Alejandro Toledo, a été arrêté aux États-Unis et pourrait bientôt être extradé. En 2019, Alán Garcia (2006-2011) s’est tiré une balle dans la tête alors que la police allait l’arrêter à son domicile. La procédure contre Ollanta Humala (2011-2016) suit son cours, de même que celle impliquant Pedro Pablo Kuczinski pour avoir reçu de fortes sommes de la part du géant brésilien des BTP Odebrecht.

Dans le cas de Martín Vizcarra, la presse s’est interrogée sur les contrats passés entre le ministère de la Culture et Richard Cisneros. Chanteur peu connu, ces contrats attirent l’attention puisqu’ils ne concernent pas des spectacles mais des conférences. Le parquet estime que Cisneros « aurait été favorisé par des embauches directes inutiles au cours des années 2018-2020, du fait de ses contacts et des négociations antérieures du Palais du Gouvernement au ministère de la Culture ». Cela a conduit à l’émission de neuf « ordres de service » en sa faveur, pour un total de 175.400 soles (plus de 50.000 dollars), qui auraient été traités, accordés et exécutés avec une série d’irrégularités, selon l’enquête préliminaire.

Karem Roca, Miriam Morales et Oscar Vasquez appartenaient au cercle le plus proche du pouvoir. Ces trois conseillers du président ont démissionné après la crise politique provoquée par la révélation des enregistrements dans lesquels Vizcarra est entendu se coordonner sur « l’affaire Swing ». Le chef d’État a rejeté, le 10 octobre, toute obstruction aux enquêtes en cours et a assuré que les demandes d’information avaient reçu neuf réponses. Toutefois, il a qualifié de « disproportionné » le déploiement de la justice pour enquêter sur l’embauche d’une seule personne au ministère de la Culture, si l’on tient compte des « problèmes de corruption majeurs liés à des cas comme celui de la société brésilienne Odebrecht. »

Eduardo UGOLINI